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flics, mythes et crimes d'Amérique et d'ailleurs : Le flic et la ville

Avec la participation de l’IPSA.

du mardi 26 au mardi 28 novembre 2013

mardi 26 novembre, 20h15 : Film
La Cité sans voiles (USA, 96 min.), de Jules Dassin, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu
, président de Cinéma Parlant
Cinéma Les 400 Coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55€
groupes sur réservation auprès des 400 Coups 3,80 € le matin (du mercredi 20 au mardi 26 novembre)

mercredi 2 octobre, 18h30 : Projection et débat
Affaires criminelles dans la presse et à l'écran : La construction d’un mythe, avec la participation du commandant Alain Bouligand, chef de la division de Police Technique d’Angers (SRPJ), et de Jean-Yves Lignel, chroniqueur judiciaire au Courrier de l’Ouest

Les grandes affaires criminelles défraient couramment la chronique. Le public en est avide. Les médias s’empressent de répondre à cette attente, et le cinéma ne tarde pas à s’en inspirer.
Landru, les sœurs Papin, Marie Besnard, Dominici, Mesrine, Omar Raddad, Fofana et bien d’autres ont fait la une de l’actualité et sont devenus de véritables vedettes, flattant l’imaginaire des foules.
Nous nous interrogerons sur ce phénomène de propagation de la rumeur en compagnie de représentants du SRPJ et de la presse locale.
Amphithéâtre Volney Fac de droit (St-Serge) 13 allée Fr. Mitterrand, Angers
Gratuit

jeudi 28 novembre, 18h30 : Conférence
Le flic dans la ville : du film de gangster au néopolar par Gilles Menegaldo, professeur émérite de littérature américaine et de cinéma aux départements d'Etudes anglophones et Arts du spectacle de l'UFR Lettres et Langues de l'Université de Poitiers.
Le cinéma policier est un genre urbain. Se fondant sur l’histoire du crime et sa littérature, il met en scène le rôle de la ville (Chicago, New York, Los Angeles) lui offre un cadre privilégié à l’enquête par sa variété architecturale, sa dimension labyrinthique l’alternance d’ombres et de lumières et la diversité sociologique et ethnique. Le policier est l’ange gardien de la ville, mais parfois aussi son démon corrupteur. Différentes déclinaisons de ce rapport entre le flic et la (sa) ville seront examinées dans le cinéma hollywoodien.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Il est d’usage de débuter un film en montrant un véhicule en mouvement, voire une personne marchant ou courant. Histoire bien entendu d’insuffler du dynamisme, de faire bouger les choses, ce qui est, il faut bien le dire, le propre du cinématographe.

Échappent pourtant à cette règle nombre de films que l’on peut définir comme des “films noirs”, des films d’action pourtant. Les premières images en sont régulièrement de larges panoramas urbains, statiques, de nuit de préférence. Et, s’ils montrent des voitures, celles-ci ne sont pas identifiées : ce sont celles, impersonnelles, qui sillonnent quotidiennement les rues, vues de haut et de loin. Un taxi jaune suffit à identifier New-York… Autant dire que c’est la ville qui, dans son formidable anonymat, représente le personnage principal de ces films…

Sur la piste du tueur dans La Cité sans voiles

La Cité sans voiles

Réalisateur aux talents multiples, Jules Dassin s’est notamment illustré avec quelques films noirs qui mettent en scène quatre grandes cités : New York dans La Cité sans voiles, San Francisco dans Les Bas fonds de Frisco, Londres dans Les Forbans de la nuit (titre anglais : Night and the city) et Paris dans Du rififi chez les hommes.

Le premier de ceux-ci s’affirme comme un manifeste : le film décrit, avec une précision documentaire, tout le déroulement d’une enquête. Il s’attache tout particulièrement à en décrire le cadre naturel : la ville, avec tous les lieux qui la composent et la multitude de bouts de vie qui s’y enchevêtrent. Le réalisateur a choisi de tourner en décors réels et a fait intervenir, mêlés à la foule urbaine, des non-comédiens ou des acteurs sans grande notoriété. Il se définit ainsi comme un portraitiste du malaise urbain.

Il n’en construit pas moins, sur cette trame, un intense film d’enquête et d’action dans la pure tradition du film policier.

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Thèmes mytho-légendaires dU film

La ville de New York dans La Cité sans voiles

Un conte ?

Il y a huit millions d’histoires dans la cité sans voiles. Celle-ci était l’une d’entre elles.
Voix off à la fin de La Cité sans voiles

L’histoire nous est contée, détaillée par une voix off. C’est, paraît-il, à contrecœur que Dassin accepta l'ajout de ce commentaire qui insiste sur le caractère documentaire du film. Mais qui cette voix représente-t-elle ? À défaut de celle du réalisateur, serait-ce celle du producteur qui semble ainsi s'approprier le film ? Celle d’un chroniqueur décrivant la ville au jour le jour et dont les propos sont, à la fin du film, balayés avec les paquets de vieux journaux ? Celle de la ville qui se raconte elle-même ? Ou bien encore celle d’une entité transcendante qui, de là-haut, observe tout ce petit monde s’agiter et les protagonistes s’affairer de ci de là ? Il s’agit sans doute d’un récit exemplaire, d’une parabole qui souligne et moralise les différentes étapes de l’intrigue. Mais il ne s’agit certainement pas de la parole d’un conteur : il n’est pas question de dire « il était une fois » ; bien au contraire nous sommes résolument « ici et maintenant ».

Il est vrai que le film noir nous plonge habituellement dans des mondes interlopes, en marge de la normalité, de l’honnête société : des mondes fantasmés. La Cité sans voiles évoque ce même monde de la nuit mais l’observe du point de vue opposé : nous ne sommes pas avec la pègre qui impose sa loi à la population, mais avec le flic besogneux qui cherche à débusquer le malfaiteur. L’intrigue criminelle est comme tissée dans le réel ; elle se mêle intimement à toutes les petites histoires qui font la vie quotidienne des habitants dont certains réapparaissent au hasard des pérégrinations des enquêteurs. Ils émergent ainsi de l’anonymat pour devenir des héros du quotidien, parfois à leur insu.

Chacun songeait à faire sa charge…
Charles Perrault, La Belle au bois dormant
Le meurtre d'une femme dans La Cité sans voiles

Le film s’ouvre avec des vues aériennes de New-York, impliquant un point de vue supérieur, bien au-dessus des vies de petites fourmis de ses habitants. Puis l’on descend au niveau du sol alors que la nuit est tombée, et l’histoire peut s’enclencher. Au cours d’un long prologue qui s’humanise peu à peu, la ville prend vie, comme le château de la Belle au bois dormant, sauf que l’élément déclencheur est ici plus brutal que le baiser du prince, et que c’est la belle qui tombe dans un très grand sommeil...

Le cri déclencheur dans La Cité sans voiles

Ce qui n’empêche pas la ville de continuer à vivre : chacun trouve sa place dans la formidable machine urbaine. La grande cité -  The Big Apple - devient organique : ses périodes d’activité et de repos sont scandées par la succession des jours ; son pouls bat, tout doucement ou bien intensément, s’emballant parfois ; elle paraît tranquille et insouciante, ou bien s’affole soudain comme lorsque la femme de ménage crie en découvrant le cadavre. On se retrouve face à un kaléidoscope de vies : des vies banales qui ignorent ce qui se trame autour d’elles, ou bien des vies qui prennent part au drame imminent et accèdent ainsi au romanesque.

Quant au prétexte de ce drame - le McGuffin comme aurait dit Hitchcock -, il reste conventionnel : des bijoux volés, en soi une banale chasse au trésor…

La ville labyrinthe

Une enquête criminelle est lancée. On avance en tâtonnant. Mille questions pour obtenir une réponse. On fait jouer la tête et les jambes…
Voix off dans La Cité sans voiles
L'enquête de terrain dans La Cité sans voiles

Le processus d’une enquête est, nous l’avons déjà vu avec L’Étrangleur de Boston, labyrinthique. L’intrigue des films noirs épouse volontiers de subtiles circonvolutions, quitte à ce que le spectateur, voire le réalisateur, n’arrive plus à s’y retrouver, comme c’est le cas dans Le grand Sommeil de Hawks.

Le cadre en est tout naturellement la ville : un enchevêtrement serré de rues, ruelles et avenues, de couloirs, d’escaliers, de canalisations, de réseaux… ; une véritable toile d’araignée qui se tisse, faisant de la ville à la fois un refuge garanti par l’anonymat (Garzah se croit protégé : « Personne ne sait où j’habite. ») et un piège dont il n’est pas question de s’évader (un billet d’avion pour le Mexique ne sert qu’à accuser Frank et à le discréditer auprès de sa fiancée) ; un maillage, souligné par la connexion des lignes téléphoniques (à défaut à cette époque de réseaux de téléphonie mobile) qui met en relation entre eux les truands, aussi bien que les policiers enquêteurs attachés à un travail de fourmis au cœur d’une gigantesque fourmilière.

L'interrogatoire dans La Cité sans voiles

La Cité sans voiles entre dans cette catégorie de films où, même si l’on avance à coups de poings, on ne se déplace pas vraiment ; on ne va nulle part, on piétine en quête d’indices, on tourne en rond, on rebrousse chemin, on revisite les mêmes lieux, on se raconte sa vie en voix off, on revient au passé dans d’inévitables flash-back… ; mais il n’est pas question de regarder vers un avenir qui semble irrémédiablement bouché ; même si, à la fin, l’énigme est résolue, c’est à la case prison, ou bien à la morgue que l’aventure inévitablement s’arrête…

L'immersion dans la rue dans La Cité sans voiles

Les enquêteurs apparaissent opposés à la démesure de la ville, véritable monstre tentaculaire, hydre aux milliers de têtes, même si les individus qui la composent peuvent (sans doute à tort parfois) paraître inoffensifs, voire attendrissants. C’est à ces policiers-anges gardiens qu’il revient d’assurer la protection de tous ces hommes, femmes, enfants qu’elle retient dans ses mailles et cherche à engloutir. Ils descendent parmi la foule, plongent dans les entrailles du monstre et cherchent à comprendre. Tel David affrontant Goliath, ils entreprennent de lutter contre la grande ville, de la prendre à bras le corps, d’en localiser et neutraliser les éléments maléfiques. Mais ils sont en même temps pris dans ses infinis dédales ; et là c’est plutôt Thésée en quête du Minotaure qu’ils évoquent : on les voit s’engager…

… dans les détours obscurs du labyrinthe. Le plus célèbre des architectes, Dédale, en a tracé les fondements. L'œil s'égare dans des sentiers infinis, sans terme et sans issue, qui se croisent, se mêlent, se confondent entre eux. Tel le Méandre se joue dans les champs de Phrygie : dans sa course ambiguë, il suit sa pente ou revient sur ses pas, et détournant ses ondes vers leur source, ou les ramenant vers la mer, en mille détours il égare sa route, et roule ses flots incertains. Ainsi Dédale confond tous les sentiers du labyrinthe. À peine lui-même peut-il en retrouver l'issue, tant sont merveilleux et son ouvrage et son art ! Enfermé dans le labyrinthe, le monstre, moitié homme et moitié taureau, s'était engraissé deux fois du sang athénien. Après neuf ans, il tomba sous les coups du héros que le sort condamnait à être dévoré.
Ovide, Métamorphoses

Le surgissement du monstre

Essaie de me trouver. C’est une grande et belle ville. Essaie donc de me trouver !
Willie Garzah dans La Cité sans voiles
L'apparition du tueur dans La Cité sans voiles

Au terme du jeu de pistes, les mensonges peu à peu se dénouent, les soupçons se précisent. Au moment où le piège se referme, les premiers coups de feu éclatent, la violence surgit dans l’enquête. D’un récit au quotidien, l’action prend une dimension romanesque, héroïque, comme si les personnages voulaient échapper à une normalité envahissante, imposée par la ville. L’inspecteur Halloran, qui se retrouve tout seul pour poursuivre sa quête, parvient au cœur même du labyrinthe, et c’est là qu’il se retrouve soudain face au « méchant », au Minotaure, qui se prévaut de sa force physique : « Je tiens la grande forme ! ». Le combat est inégal et le policier est d’abord neutralisé. Mais il n’est pas question qu’il s’avoue vaincu.

C’est le meurtrier qui cette-fois-ci se retrouve prisonnier du labyrinthe. Il est cerné de toutes parts. Dans sa fuite, il perd la tête et se trahit lui-même en tirant à deux reprises. Et la seule issue qui s’offre à lui est de monter, toujours plus haut, dans un enchevêtrement de ferrailles. Tel James Cagney à la fin de L’Enfer est à lui, il pense échapper par le haut à son destin. On découvrait au début du film l’inspecteur Muldoon veillant, en bon ange gardien, sur la ville à ses pieds. C’est maintenant un ange maudit, frénétique, qui cherche à la dominer. Il sera foudroyé et précipité dans les profondeurs infernales. Son histoire rapportée par les journaux finira dans les poubelles tandis que la ville retrouvera la banalité de sa vie quotidienne.

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Le policier gardien et le tueur traqué dans La Cité sans voiles

La ville

L'Homme des hautes plaines de Clint Eastwood

Nous avons vu en décembre 2011, à propos du « mythe américain », comment l’Amérique, en repoussant la frontière jusqu’au Pacifique, s’était évertuée à domestiquer le wild, cette part sauvage et menaçante qui imprégnait le paysage aussi bien que l’âme humaine. Les Indiens furent soumis, la nature apprivoisée, les grands espaces humanisés. Des villes surgirent de terre. Mais, du saloon des westerns aux grandes métropoles des films noirs, et des bas-fonds sordides aux prestigieux quartiers d’affaires, le wild, loin d’avoir été éradiqué, s’est infiltré au sein même de la cité.

Même s’il nous propose quelques échappées vers l’espace rural qui se définit en contraste avec la ville, le cinéma est fondamentalement un art urbain, en même temps qu’il est d’une nature subversive. Il ne pouvait pas rester indifférent à cette persistance du wild dans le monde moderne.

Fondation

La ville est, de temps immémoriaux, le symbole de la totalité parfaite, capable de s’imposer par sa propre puissance en face de toutes les influences désagrégeantes, le symbole de l’existence éternelle.
C.-J. Jung, L’Homme à la découverte de son âme

La ville, traditionnellement établie sur un plan carré, signe l’emprise de l’homme, être de raison et d’initiative, sur l’espace vierge ; elle exprime le degré de stabilité et de civilisation atteint par l’humanité.

King Kong de E. B. Schoedsack et M. C. Cooper

La création des villes pourtant s’affirme d’abord comme un acte de rébellion engendrant une certaine perversion : la première d’entre elles, Hénoch, fut créée sur une terre d’errance par Caïn, meurtrier de son frère. Lamek à son tour tua son aïeul Caïn, confirmant ainsi Hénoch comme une ville du crime, que Dieu dut détruire par le Déluge. Puis, avant même que Babylone soit décrite comme la Grande Prostituée : « Babylone la Grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre » (Apocalypse XVII), on put voir s’élever Babel qui en était en quelque sorte le prototype : une ville verticale, le premier « gratte-ciel » au sens propre du terme, qui menaçait de pénétrer, de profaner les espaces célestes, réservés à la divinité

Ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear et s'y installèrent… Ils se dirent : « Allons ! Construisons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel et faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. » L'Eternel descendit pour voir la ville et la tour que construisaient les hommes, et IL dit : « Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue, et voilà ce qu'ils ont entrepris ! Maintenant, rien ne les retiendra de faire tout ce qu'ils ont projeté. Allons ! Descendons et là brouillons leur langage afin qu'ils ne se comprennent plus mutuellement. » L'Eternel les dispersa loin de là sur toute la surface de la terre. Alors ils arrêtèrent de construire la ville…
Genèse XI, 2-8

Rome, elle aussi, fut édifiée à partir d’un crime fondateur : par dérision Remus saute par-dessus le fossé d'enceinte que son frère Romulus est en train de tracer, et celui-ci n’hésite pas à le tuer. Tite-Live rapporte une tradition selon laquelle Romulus, à son tour, rencontra une mort violente : à défaut d’avoir été enlevé au ciel, il aurait été assassiné et mis en pièces par les sénateurs, chacun d’eux s’emparant d’un morceau de son corps. Bien des civilisations également attestent des croyances selon lesquelles un sacrifice humain aurait accompagné la fondation de certaines villes, comme celles du Proche-Orient : on y a retrouvé des squelettes d’hommes soigneusement encastrés dans les fondations des murailles. Nombre de nos villes se sont de la même façon développées autour des reliques de saints martyrs fondateurs.

L'Homme qui tua Liberty Valance de John Ford

La création des grandes cités américaines ne semble guère, dans les westerns, plus pacifique : les villes embryonnaires y sont des lieux de perdition mêlant alcool, jeu, filles faciles, cupidité, violence… Ce sont elles qui forment, pour reprendre les mots de Clélia Cohen (La Ville au cinéma), « la matrice des fondations d’un pays et de toutes les “Main Street“ des villes américaines, la rue originelle de l’Amérique » ; cette rue est le théâtre de féroces affrontements : même s’il répugne à l’admettre, c’est en y abattant le « méchant » que, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, le futur sénateur y apporte paix, démocratie et civilisation.

Ainsi les origines de la ville ne manquent pas de trahir un destin contrarié : elle renferme aussi bien le mal que le bien, elle est à la fois sauvage et civilisée ; elle est un monde à elle toute seule, où tout est possible. C‘est en ce sens que l’on peut dire que le film noir, qui y est fermement ancré, représente la « comédie humaine » du XXème siècle. Et, même si certains épisodes se déroulent hors de ses murs, dans des paysages bucoliques, la transition entre les deux univers n’est pas montrée : il s’agit d’un au-delà, d’un « hors-champ ». C’est la ville qui incarne le monde

La métropole

Metropolis de Fritz Lang

Contrairement au mot « ville », qui désignait simplement une « ferme », une « maison de campagne », le mot « métropole » est étymologiquement riche de sens : essentiellement féminine, matricielle, elle est littéralement la « ville-mère », celle qui porte, celle qui engendre. Tel était le sens des représentations de déesses-villes tutélaires portant sur la tête une couronne de remparts. Reste à savoir s’il s’agit là d’une mère protectrice, ou bien d’une mère dévorante…

Dans Tous en scène, le pas de deux de Fred Astaire et Cyd Charisse enchante littéralement Central Park. Les comédies musicales ou bien Woody Allen savent présenter les villes comme des cocons familiers, où l’on se sent bien, même si la « maman » risque de se montrer un tantinet possessive…

Tous en scènede Vincente Minnelli et New York Stories, sketch de Woody Allen

Blade Runner de Ridley Scott
Au-delà d’un simple cadre de vie, la ville peut être, au cinéma, un espace de déambulation, de flânerie, de découverte, débordant de poésie. C’est alors une bonne fée qui ménage des rencontres providentielles. Mais ce peut aussi être le théâtre de toutes les ambitions et elle peut alors devenir une mégère attachée à nuire : toujours enveloppante, elle devient oppressante ; on s’y retrouve dans des quartiers louches, des quais déserts, des tripots, des égouts souvent, tout cela baignant dans l’obscurité de profondeurs cachées : dans le ventre du dragon, à la merci des fusillades, enlèvements, poursuites et règlements de compte… C’est en ce sens qu’elle est fortement connotée dans le film noir, noir comme la nuit qui lui est consubstantielle : une ville expressionniste qui se referme comme un véritable piège, psychologique aussi bien que physique ; une « jungle de l’asphalte », pour reprendre le titre anglais du film de John Huston Quand la ville dort : si Dix parvient à s’en évader, à fuir vers la campagne et un nouveau matin, c’est fatalement pour y connaître la mort.

La prospérité, l’argent qui flottait sur la ville comme de l’air, comme le parfum de ces fleurs. Je respirais l’odeur de l’argent. Joe
Morse dans L’Enfer de la corruption d’Abraham Polonsky
Batman >de Christopher Nolan

La ville est objet de désir, de conquête et de défi (« A nous deux, Paris ! » proclamait Rastignac). Elle suscite des fantasmes de réussite : l’argent, la promotion sociale et le pouvoir. François Guérif (Le Film noir) note qu’« il n’y a pas de ville sans enjeu politique, sans spéculation immobilière, sans exploitation des plus humbles par les plus puissants ». Les personnages se laissent volontiers entraîner, mais ils se retrouvent en même temps prisonniers. La ville est une grande séductrice qui prend tout naturellement figure féminine. La femme fatale, indissociable du mythe urbain, est un leurre auquel les hommes, flics ou truands, envoûtés, se laissent inévitablement prendre. On sait que, dans les légendes, le Diable aime à se transformer en une pulpeuse beauté afin de séduire le pauvre mortel et l’entraîner dans les ténèbres du péché. Le film noir représente une vaine tentative pour s’arracher à l’obscurité, mais on s’y englue. La ville, la (Grosse) pomme est dévorée, grignotée de l’intérieur par le ver qui y prospère. Le mal s’insinue et se répand dans le tissu urbain à la manière des zombies dans La Nuit des morts vivants de Romero. Tout le monde, nos voisins, nos partenaires, nos parents, et bien sûr nos personnes aimées deviennent suspects. On rêve d’or et de liasses de billets, mais on tombe dans la fange ; l’appât du gain engendre la déchéance, et le caniveau où l’on crève n’est jamais bien loin des palaces où l’on se pavane.

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La ville délétère

Un gosse a besoin d’air frais… Il n’y a pas d’air dans cette ville.
Gus dans Quand la ville dort de John Huston

Devant l’effritement des valeurs, la ville succombe à toutes les tentations : la toute puissance de l’argent, la concupiscence, les conflits, la corruption… De l’individu à la collectivité s’instaure un changement de dimension qui autorise toutes les audaces. Considérant que « l'individu est le bouc émissaire des collectifs », le surhomme nietzschéen considère que « les individus valent plus que la masse». Tel est souvent le point de vue des films made in USA. Jean-Baptiste Thoret (La ville au cinéma) constate que l’obsession du cinéma américain est toujours de « faire tenir ensemble les individus et les mondes ». Les enjeux sont, comme au loto, amplifiés par la multitude, et tous les moyens deviennent bons pour emporter la mise. Les héros du film noir, quant à eux, qu’ils soient gangsters ou policiers, défient la communauté ; ils sont fondamentalement opposés au collectif. Et, significativement, le développement du genre fait écho à l’essor des grandes métropoles.

Tarentula de Jack Arnold

Ces héros se réfugient, à l’abri de l’anonymat et de la promiscuité, dans les espaces nocturnes, l’underworld, les dessous de la ville, laquelle apparaît « flanquée d’une doublure secrète au sein de laquelle s’agitent des puissances obscures et irrationnelles » (J.-B. Thoret). Les monstres des anciennes légendes, les êtres malfaisants et menaçants - gnomes, larves ou trolls - se tapissaient dans les bois ou sous terre, hors des limites du monde humanisé, et leur champ d’action se situait à la campagne. Mais, tels les rats, ils n’ont pas tardé à proliférer dans nos cités, travestis en fourmis géantes dans Des monstres attaquent la ville, en Troglodistes dans Delicatessen ou en extraterrestres dans L’Invasion des Profanateurs de sépultures.

Les gardiens de la paix sont-ils des anges gardiens ?

Furie de Fritz Lang

La foule, a priori amorphe, la masse du peuple, se sentant menacée, peut s’animer, exiger justice et devenir agressive : Fritz Lang a bien su montrer cette réaction grégaire dans des films comme Metropolis, M le maudit ou Furie. Mais c’est à la police, aux flics qu’il revient normalement de faire régner l’ordre. Les flics ? Les films nous en montrent de toutes sortes : en uniforme ou non, besogneux ou téméraires, intègres ou ripoux… Le film d’Hitchcock Le faux Coupable exprime bien toute l’ambiguïté du personnage : Balestrero termine sa journée de travail ; il sort dans la rue et on le voit encadré de deux policiers protecteurs. On le retrouvera par la suite encadré par deux autres policiers lorsque, écrasé par la machine judiciaire, il vit un véritable calvaire. On aura l’occasion de reparler de ce double jeu des flics.

Le faux Coupable d'Alfred Hitchcock

Quoi qu’il en soit, à la manière des truands (qui peuvent appartenir à la même famille, comme dans La Nuit nous appartient de James Gray), ils constituent une communauté en marge, plus ou moins visible, qui infiltre toute la société, veille sur nous, nous surveille, nous décrypte, nous menace… A plus forte raison suscitent-ils la méfiance de ceux qu’ils traquent. Le policier reste un outsider, un visiteur dans la ville. C’est en quelque sorte un chevalier s’aventurant en pays étrange ; un nouvel Héraclès entreprenant de nettoyer le monde ; un ange justicier, gardien du Paradis, ou bien exterminateur de la fin des temps…

Effondrement

Il a toujours existé à Rome une tradition proprement apocalyptique. Elle prophétise la destruction violente de la cité à partir de son origine violente.
René Girard, Le Bouc émissaire
Soleil vert de Richard Fleischer

Les villes, dépravées et maudites, sont condamnées à l’anéantissement. Sodome, Gomorrhe, Ys… ont connu cette fin. Des films comme Le Survivant, New York 1997 ou 2019 après la chute de New York nous assurent que la Grosse Pomme connaîtra le même sort. Le dérèglement climatique, le nucléaire, les catastrophes naturelles, les inégalités sociales, la montée de la violence sont autant de menaces pour la survie de nos cités, et la police aura bien du mal à s’interposer, à moins qu’elle ne participe au processus : le cinéma peut largement en témoigner.

L’Apocalypse pourtant s’achève sur un grand espoir, l’établissement de la cité céleste, La Cité de Dieu, où règneront l’ordre et l’harmonie, sous la protection des milices célestes : « L'ange me transporta au sommet d'une très haute montagne. Il me montra la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d'auprès de Dieu, ayant la gloire de Dieu. »

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biblio-filmographie

Livres

. François GUÉRIF, Le Film noir, Henri Veyrier, 1979
. Eddie MULLER, Dark City, le monde perdu du film noir, Clairac, 2007
. Collectif, La ville au cinéma : encyclopédie, Cahiers du cinéma, 2005
. Frédéric SAYER, Le Mythe des villes maudites, Séguier, 2009
. Alain MUSSET, De New York à Coruscant : essai de géofiction, 2005
. Michel CIEUTAT, La Ville dans le film policier américain ou La Jungle de l'asphalte face à Darwin, Sisyphe et au Christ, Positif 171-172
. Collectif, Histoire et dictionnaire de la police, Laffont, 2005
. Robert SILVERBERG, Les Monades urbaines, 1971

flms

. Sydney LUMET, Serpico, 1973
. John HUSTON, Quand la ville dort, 1950
. J. von STERNBERG, Les Nuits de Chicago, 1927
. Jean-Pierre MELVILLE, Deux hommes dans Manhattan, 1958
. Woody ALLEN, Meurtre mystérieux à Manhattan, 1993
. Richard FLEISCHER, Les Flics ne dorment pas la nuit, 1972
. Abel FERRARA, The King of New York, 1989
. Richard FLEISCHER, Soleil vert, 1970
.. Fritz LANG, Metropolis, 1927
. John CARPENTER, New York 1997, 1981
. Martin SCORSESE, Taxi Driver, 1976
. Ridley SCOTT, Black Rain, 1989
. Mathieu KASSOVITZ, La Haine, 1995
. Frank BORZAGE, La grande Ville, 1937
. William WYLER, Histoire de détective, 1951
. Hugo SANTIAGO, Invasión, 1969
. John FORD, L'Homme qui tua Liberty Valance, 1962

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Programme 2013-14

la cité sans voiles

USA - 1948 - 96 minutes noir et blanc
Thriller néo-réaliste

Réalisation : Jules Dassin
Scénario : Albert Maltz, d’après Malvin Wald
Image : William H. Daniels
Musique : Miklós Rózsa
Interprètes : Barry Fitzgerald (inspecteur Dan Muldoon), Don Taylor (Jimmy Halloran), Howard Duff (Frank Niles), Dorothy Hart (Ruth Morrison), Ted de Corsia (Willie Garzah)

SUJET
New York la nuit. Dans un appartement parmi tant d’autres, une jeune femme est assassinée par deux hommes. L’un d’eux tue à son tour son complice. Dès l'aube, l'inspecteur Dan Muldoon, vétéran des affaires criminelles, ouvre l'enquête, épaulé par une solide équipe. Entre investigations, réunions, filatures, interrogatoires et vérifications, ils s’acquittent consciencieusement de leur travail dénué de tout héroïsme. Jusqu’à ce que les affaires se corsent : ils découvrent l’existence d’un trafic de bijoux, identifient le meurtrier et entreprennent de le traquer à travers la ville...