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flics, mythes et crimes d'Amérique et d'ailleurs : Deux mythes, le flic et la femme fatale

du mardi 8 avril au vendredi 17 avril 2014

mardi 8 avril, 18 à 20h : Ciné-Bistrot
Mise en bouche / apéro

Café Latin, 23, rue Bodinier, Angers

Prix des consommations

mardi 8 avril, 20h15 : Film
Sueurs froides / Vertigo (France, 129 min.) d'Alfred Hitchcock, avec présentation et débat en présence de Gilles Menegaldo.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55 €

jeudi 10 avril, 20h : Conférence
Une police angélique ? par Philippe Parrain, président de Cinélégende
Cette intervention sera illustrée par des extraits de films.
Au cours de la soirée, nous nous poserons les questions suivantes : Le flic peut-il être considéré comme un personnage mythologique ? Flic d'Amérique ou d'ailleurs, intervenant dans la Cité des Anges (Los Angeles) ou plus proche de notre quotidien, lui arrive-t-il d'incarner lui-même une figure angélique ? Par certains de ses aspects, il est protecteur, ange gardien de la paix. Mais il est aussi enquêteur, il fouille le secret des âmes et se fait ange justicier. Il lui arrive encore de sortir du droit chemin, de se rebeller, de défier l'ordre établi et de rejoindre la cohorte des anges maudits, voire des anges exterminateurs…
Nous verrons comment le cinéma a traité et abordé ces différents aspects.

IPSA, Amphithéâtre Bonadio Université Catholique de l'Ouest (entrée 50 rue Michelet)
: voir le plan d'accès
Gratuit

jeudi 17 avril, 18h30 : Conférence
Le flic, le privé et la femme fatale par Gilles Menegaldo, professeur émérite de littérature américaine et de cinéma aux départements d'Etudes anglophones et Arts du spectacle de l'UFR Lettres et Langues de l'Université de Poitiers..
Le flic à l'écran est confronté à deux figures mythiques du cinéma hollywoodien, toutes deux issues de la littérature : le détective privé et la femme fatale. Les films instaurent une tension entre ordre et désordre, devoir et désir, norme et transgression. Il s'agira d'analyser les relations complexes entre ces trois figures, les modalités thématiques narratives et formelles (entre réalisme et stylisation) de leur représentation et leur évolution dans l'histoire du cinéma à partir de divers exemples classiques et contemporains.
Institut Municipal, place Saint-Éloi, Angers

Gratuit

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

De préférence à « sueurs froides », on devrait retenir le titre anglais : « vertigo » : l’histoire d’un homme qui perd pied, tombe éperdument amoureux, jusqu’au vertige, et dont la raison s’enfonce dans un tourbillon obsessionnel. Un film de suspense au sens où l’entend Jean Douchet : une épée de Damoclès porteuse d’une catastrophe imminente, partage entre la crainte de la chute et l’espoir du salut, entre la mort et la vie.

Malgré les apparences, il ne s’agit pas là d’un film policier : le héros n’est plus un flic et n’est pas vraiment un détective à la recherche d’un coupable ; c’est un homme ensorcelé qui se trouve entraîné tout au fond d’un vortex. L’héroïne n’est pas davantage une femme fatale : elle est plus victime que prédatrice. Et pourtant nous assistons bien là à une enquête placée sous la fascinante emprise de la femme…

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thèmes mytho-légendaires du film

(à lire de préférence après avoir vu le film)

Sueurs froides est un film particulièrement riche qui se prête à bien des lectures et interprétations. Jean Douchet, entre autres, en propose, dans son Hitchcock, une analyse qui met en évidence les profondeurs insoupçonnées de l’œuvre du maître. Mais c’est de la Femme qu’il est ici question, et de l’irrésistible fascination qu’elle est capable d’exercer…

La femme venue d’ailleurs

Tu ne pourrais pas m’aimer ? Moi, pour ce que je suis ?
Madeleine à Scottie

Scottie, au début du film, est traumatisé. Destitué de sa qualité de policier, il se retrouve en vacance de lui-même. Projeté dans le vide par personne interposée, il est écartelé, brisé, de la même façon qu’il le sera dans son cauchemar à la suite de la mort de Madeleine. Innocenté, il est incapable d’assumer sa culpabilité. Il éprouve un grand besoin de réconfort. Il cherche logiquement à se réfugier dans un univers féminin, meublé de soutiens-gorges, mais n’arrive pas à y trouver son compte : « Cesse de me materner », rétorque-t-il à Midge, la femme du quotidien, des possibles.

Apparition de Madeleine

C’est alors que paraît Madeleine. Il s’en trouve tout aussi émerveillé que le chevalier du roman de Jean d’Arras, qui, atterré d’avoir involontairement tué son oncle, rencontre soudain Mélusine à la fontaine (sauf qu’ici c’est lui qui est au bar) : « Raimondin la regarda et aperçut la grande beauté qui était en elle et s’en ébahit fort, car il lui sembla que si belle Dame n’avait vue. »

Madeleine face au tableau de Carlotta

Ce moment magique est brillamment mis en scène par Hitchcock. Il opère un curieux changement de perspective, un saut dans le temps (entre le dîner et le geste de se lever) et dans l’espace : un faux effet de miroir à la Cocteau qui permet à la jeune femme de sortir « en vrai » du cadre, de glisser de son monde au nôtre en accédant à la réalité. Elle s’approche, s’affirme quelques instants en gros plan, puis s’esquive et semble vouloir se dissoudre à nouveau dans un miroir. Lorsqu’elle s’abîme dans la contemplation du tableau de Carlotta, elle se retrouve comme devant un miroir qui lui renvoie une image sublimée d’elle-même. Et si, plus tard encore, Judy entre très prosaïquement dans la vie de Scottie, c’est en le découvrant dans un miroir qu’elle accepte de renouer avec sa nature féérique.

Scottie se retrouve face à Madeleine
Madeleine, figure opposée à celle de Midge, est véritablement une femme de l’autre monde ; en fait, comme Kaplan dans La Mort aux trousses, elle est inexistante dans celui-ci, une pure chimère. C’est un fantôme, celui de Carlotta qui se réincarnera en Judy ; une âme errante, un ectoplasme pouvant emprunter plusieurs visages. Produit d’une lente transformation, c’est une créature composite qu’Elster a méticuleusement modelée, physiquement et psychologiquement, et que Scottie tente amoureusement de reconstituer ; un pur chef d’œuvre, une actrice entre les mains de son metteur en scène... Mais il est évident que cet aimable monstre est voué à s’anéantir, à être détruit, de la même façon que la créature de Frankenstein, la Maria de Metropolis ou l’Ève future de Villiers de L'Isle-Adam. Que ce soit à l’hôtel, où elle paraît à sa fenêtre, ou derrière l’arbre qui semble l’absorber, Scottie s’émeut de la voir disparaître, comme volatilisée. Le pont près duquel elle tente de se suicider est bien jeté vers cet au-delà qui semble l’appeler. Et c’est émergeant d’un halo vert translucide, contrastant avec le rouge ardent de sa première apparition, qu’on la voit resurgir, transfigurée, « d’entre les morts ».

Mais c’est encore dans un miroir que Scottie - tout comme Raimondin découvrant la vraie nature de Mélusine - comprend que celle qui porte le collier de Carlotta n’est qu’une manipulatrice. Il quitte brutalement le monde des rêves. On ressort du miroir enchanté.

La tentation en trompe l’œil

Les apparences trompeuses, le dédoublement de la personnalité (ange ou démon ?), et le jeu du mensonge sont personnalisés par les portraits et les miroirs dont le film noir fait grand usage et qui signifient un monde fragmenté, oscillant sans cesse entre l’apparence et la réalité. Tout se passe comme si ces femmes superbes étaient victimes de leur beauté et ne pouvaient s’en servir qu’à des fins destructrices. Elles semblent parfois conduites par des forces qui les dépassent.
Michel Ciment, Le Crime à l’écran
Le collier au cou de Judy
C’est une apparence que poursuit Scottie, une apparence qui, à tout moment, a la fragilité de l’illusion. Et pourtant, de même qu’Eve Kendall, dans La Mort aux trousses, est agie alternativement par les espions et le FBI, Madeleine/Judy (quelque soit son nom) a une existence concrète. Carlotta elle-même se matérialise lorsque le collier du portrait réapparaît au cou de Judy. Cette femme bien réelle, charnelle, exerce un véritable pouvoir de séduction, que cette séduction soit délibérée (Madeleine, la femme idéale), subie (Judy, la fille ordinaire) ou hallucinatoire (Carlotta, l’icône romanesque).
Le début de la métamorphose de Judy
C’est évidemment la Femme, fatale ou non, qui tient le rôle de la séductrice, de la fauteuse de trouble. Il s’agit, depuis Ève, Pandore et Hélène de Troie, d’un thème vieux comme le monde. Mais derrière elle se cache toujours quelque personnage mal intentionné, voire le Diable en personne, celui qui, en lui tendant la pomme de discorde, prend le pouvoir sur elle…

Le Tentateur ici est bien entendu incarné par Elster, un ami qui semble vouloir du bien à Scottie, et surtout à sa femme. Il fait appel à une stratégie des plus subtiles, à l’exemple de celles de Bruno dans L’Inconnu du Nord-Express ou de Wendice dans Le Crime était presque parfait. Hitchcock annonce la couleur en ouvrant la séquence par sa rituelle apparition ; il transporte un instrument de musique (une corne de chasse ?) : Scottie va se trouver entraîné dans une danse infernale, à la façon de ces braves paysans qu’autrefois dans les légendes, le diable ensorcelait avec son violon.

Contrairement au roman dont s’est inspiré le film, c’est dans son bureau directorial, sur son propre terrain, qu’Elster attire Scottie. Ce dernier se trouve alors dans un état de totale disponibilité ; il est rapidement envoûté : d’abord intrigué par la réussite sociale de son ami, il se montre réticent et pense clore la conversation. Mais, aiguillonné par la curiosité, il ne peut s’empêcher de s’asseoir : « Pourquoi m’as-tu fait venir ? ».

La manœuvre d'Elster pour séduire Scottie
Tout de suite Elster se lève et inverse la situation ; il commence à tourner autour de Scottie, monte deux marches qui lui confèrent une position dominante, et tout de suite impose à son camarade une mission qu’il présente comme une faveur personnelle : « Je veux que tu suives ma femme ». Il redescend vers Scottie dont la curiosité s’éveille et qui, amadoué, commence à douter. Tel le pêcheur agaçant le poisson au bout de sa ligne, Elster fait mine d’abandonner devant un nouveau recul de Scottie. Mais celui-ci, se sentant responsable, cède, et le tentateur remonte les marches pour exposer son plan, en un monologue comme sur une scène de théâtre. Son public est captif, Scottie commence à s’investir en posant des questions et se rassied, convaincu. Une dernière hésitation, que rejette Elster : « C’est toi que je veux ». Il emporte enfin le morceau en se mettant en position d’infériorité et de supplication. L’échéance est immédiate : c’est le soir même que Scottie doit découvrir Madeleine, l’objet de la séduction, à laquelle il ne peut désormais plus échapper.
Scottie cherchant à déchiffrer Madeleine
Enchaînant sur le jeu théâtral d’Elster, celle-ci se met en représentation. Tel Jeff dans Fenêtre sur cour, ou tel Ulysse croisant les sirènes, Scottie devient un spectateur fasciné. Elle tient le rôle de la femme fatale dont le « destin [est] de pouvoir entraîner à sa suite celui qui l’a regardée une fois », selon les mots de J.-P. Esquenazi. Lorsqu’elle est suivie, elle ne cesse de faire en sorte d’être vue tout en faisant mine de ne pas remarquer qu’elle est pistée. C’est ainsi qu’elle l’entraîne dans le dédale des rues de San Francisco, « un labyrinthe émergeant du passé ». Et elle tisse autour de lui un écheveau de mystère qui l’engage dans une quête labyrinthique et vertigineuse.

La spirale

Un vertige de l’âme, cent fois plus horrible que le vertige du corps.
Boileau-Narcejac, D’entre les morts
Le couple devant le séquoia
La course-poursuite sur les toits au début est dirigée vers la gauche, le côté sinistre. Elle est condamnée à l’échec, à la catastrophe. De même les spirales du générique tournent dans le sens « sénestrogyre », dans le sens rétrograde, à l’inverse d’un mouvement progressif. Le héros de fait se retrouve immobilisé, incapable d’agir. Il est pris dans les volutes d’un monde onirique qui le ramène inéluctablement vers une figure du passé, qui se cache quelque part entre les cernes du séquoia, et vers la découverte des profondeurs de l’âme féminine : celle de Carlotta par-delà Madeleine, puis celle de Madeleine par-delà Judy. Il ne faut pas oublier que le principe féminin -  le yin chinois entre autres - est traditionnellement associé au côté gauche.

Scottie s’empêtre dans une inextricable interrogation sur le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, les faux semblants et les multiples visages de la femme. Le temps semble s’enrouler sur lui-même et reproduire les situations : le parcours du dédale des rues en voiture, le retour vers les lieux du passé, la progressive réapparition de Madeleine, la route vers la mission, la montée de la tour… Comme le fait remarquer J.-P. Esquenazi, chaque fois que Scottie s’approche de Madeleine et de son mystère (chez le fleuriste, au cimetière, au musée…), il traverse d’abord dans la pénombre une sorte de sas qui le fait pénétrer dans l’au-delà d’un temps révolu. Ce sera encore le cas lorsqu’il la suit dans l’église avant l’escalade de l’escalier en (faux) colimaçon.

Au cœur des circonvolutions de l’enquête, les seuls moments de vérité, qui abolissent le temps et l’espace, semblent être les baisers : au bord de la mer, avec le jaillissement symbolique des vagues, ou lorsque Judy redevient Madeleine, avec le mouvement enveloppant de la caméra qui, en arrière plan, réactive le passé. Ce qui n’est pas le cas bien sûr du baiser à la mission, alors que le regard de Madeleine, tendu vers la tour de l’église, brise le lien.

Les spirales du générique
Le chemin que suit Scottie trouve son expression dans la spirale qui reste la figure clef du film : une sorte de labyrinthe ouvert, qui donne le tournis mais débouche sur l’infini et représente, dans bien des traditions, la dynamique de la vie et l’expansion de l’univers. Mais, parcourue à rebours, et sans fil d’Ariane, la spirale devient un piège. C’est ce que semble vouloir dire celles du générique associées à un gros plan d’œil ; cette image fait écho à celle de l’évacuation de l’eau de la douche qui, dans Psychose, mène à l’œil figé de Marion morte. L’âme est attirée par le vide et ne demande qu’à être engloutie. Le chignon de Madeleine, qui fascine tant Scottie, est un véritable vortex qui l’aspire vers le fond et qui va le laisser atone, vidé de lui-même : un mouvement d’involution qu’il tentera, vainement, d’inverser pour se reconstruire en ressuscitant Madeleine.

La chute

Tout à coup la nuit est venue, et j’étais seule les ténèbres. J’étais attirée par l’obscurité.
Madeleine à Scottie

Je t’aimais tellement, Madeleine […] C’est trop tard, rien ne peut la ramener.
Scottie à Judy

Le sauvetage de Madeleine
Plus que Pygmalion sculptant amoureusement le corps de Galatée et lui donnant vie, le film évoque surtout le mythe d’Orphée ramenant Euridyce des Enfers et cherchant à la faire revenir d’ « entre les morts », comme l’affirme le roman. L’ultime baiser de Judy pourrait être celui qui la libère. Mais Scottie se détourne d’elle à l’arrivée de la religieuse et, tel Orphée qui, lui, se retourne vers Euridyce, il la perd à jamais. La sœur sonne le glas. C’est le terme de sa descente aux enfers. Une descente littéralement vertigineuse.

Le film au début abandonne Scottie lorsqu'il est accroché au-dessus du gouffre. Il n’y a aucune probabilité scénaristique pour qu’il soit sauvé alors qu’il se trouve seul, suspendu à une gouttière qui plie sous son poids. Faut-il considérer qu’il est d’ores et déjà passé de l’autre côté ? On reste sur l’image de son visage atterré. Et le film se clôt sur le même personnage, tout aussi atterré, à nouveau au-dessus du vide. Ne serait-ce pas un cauchemar, illuminé par la merveilleuse invocation d’une femme, qui vient de se dérouler devant nos yeux ? La durée de sa chute ? Le temps par exemple qu’il faut à une enveloppe pour tomber dans une boîte aux lettres, qui est celui de la visite aux Enfers dans l’Orphée de Cocteau ?

Hitchcock a toujours été obsédé par cette image de la chute imminente du personnage (La cinquième Colonne, La Mort aux trousses, Fenêtre sur cour). Une image qui pourrait représenter la dimension onirique qui est propre à ses films. N’est-ce pas dans cette situation « en suspens » (dans le temps comme dans l’espace) que pourrait se résumer la notion de suspense ?

 
Scottie, du début à la fin du film

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femmes fatales

C'est un sexe complètement différent.
Jerry/Daphne dans Certains l'aiment chaud

Louise Brooks dans Loulou de G.W. Pabst, 1929
Les véritables stars du cinéma (les mieux payées, les plus médiatiques) sont des hommes. Dans les films, les femmes continuent à apparaître en marge, comme des êtres à part, fascinants certes, mais dérangeants : en quelque sorte une menace pour l’ordre patriarcal, « la mystérieuse opposée du mâle et son ennemi potentiel » selon Molly Haskell. Leur présence n’en est pas moins nécessaire et leurs apparitions constituent autant de points de mire. Contemplées avec méfiance, elles deviennent souvent des victimes. Mais elles savent aussi s’imposer et mettre les hommes à leurs pieds. La femme fatale représente, selon J.-P. Esquenazi, « une image destinée à captiver un personnage masculin, [lequel] fait de sa propre fascination une fatalité immanente et décide qu’il est le seul à pouvoir sauver l’héroïne ».

Fascination : le talon d’Achille du flic

La femme dans le film noir est associée à la ville. Si l’ambition sociale de l’homme s’épanouit dans la cité, son désir sexuel rencontre la séductrice, fantasme misogyne où le mâle projette ses peurs et ses instincts agressifs.
Michel Ciment, Le Crime à l’écran

Richard Burton et Elisabeth Taylor dans Cléopâtre
de Joseph Mankiewicz, 1963

Greta Garbo et John Gilbert dans La Chair et le Diable de Clarence Brown, 1926
Le flic, ou le privé, a beau se donner des allures de dur, il apparaît souvent fatigué, désabusé, inquiet, fragile, vulnérable. Célibataire, il se retrouve facilement démuni dès qu’il doit faire face à la séduction de la femme, même s’il s’en arrange, à la façon du shérif de The Killer inside me (Michael Winterbottom, 2010), en la tabassant à mort. Quant à la femme, elle n’hésite pas à jouer de son charme pour soumettre à son pouvoir le représentant de l’ordre public. L’histoire n’est pas nouvelle : les exemples historico-légendaires ne manquent pas, de Cléopâtre à Mata-Hari, en passant par Salomé. Plus prosaïquement Simone Signoret téléguide de son lit d’handicapée son commissaire de mari dans Police Python 357 (Alain Corneau, 1976), tandis que Diane Keaton dans Meurtre mystérieux à Manhattan (Woody Allen, 1993) ou Catherine Frot dans Le Crime est notre affaire (Pascal Thomas, 2008), mènent l’enquête en lieu et place de leurs époux.
Relief babylonien identifié à Lilith
Le détective, et pas seulement lui, est toujours prêt à être manipulé par quelque séduisante créature et à tomber dans le piège. Lauren Bacall entraîne Humphrey Bogart dans les méandres d’une inextricable enquête (Le grand Sommeil, Howard Hawks, 1946). Ann Todd, usant de son charme, réussit à berner son avocat Gregory Peck dans Le Procès Paradine (Alfred Hitchcock, 1947), tout comme Lee Remick, dans Autopsie d’un meurtre (Otto Preminger, 1959), sait désarmer avec ses beaux sourires le défenseur de son mari. Dans Le Dalhia noir (Brian de Palma, 2006), les deux inspecteurs sont obnubilés par la personnalité de la jeune fille assassinée, tandis que dans Laura (Otto Preminger, 1944), le détective est fasciné par le portrait d’une femme dans l’appartement de laquelle il s’attarde, fouillant ses papiers, humant son parfum, buvant son whisky…

Protectrice ou prédatrice, perverse ou angélique, la femme a toujours exercé son emprise sur les hommes : c’est d’elle que l’on rêve, même si ce rêve devient cauchemar.

Jean Seberg dans Lilith de Robert Rossen, 1964
Elle perpétue sur nos écrans le règne des grandes déesses qui savent se montrer terribles (Hécate, Kali…) ou bienveillantes (Déméter, Marie…), ou encore les deux à la fois ; elles matérialisent, nous dit Jacques Bril les « attitudes fondamentales de l’homme vis-à-vis de la femme : celle-ci sera mère et prostituée, vierge et soldate, nourricière et dévoratrice, séductrice et castratrice. » Il ajoute que Lilith représente, depuis la plus haute antiquité, « la contestation de la prétendue perfection de l’ordre mâle […] et la remise en cause d’une irrécusable “vocation” féminine à la soumission, à l’ignorance et aux ténèbres. »

Par-delà les règles du film noir, la grande séductrice au cinéma emprunte bien des visages et engendre une foule de fantasmes qui ravivent des mythes intemporels.

La fée et ses sortilèges

Mélusine, église St-Sulpice à Fougères

Ava Gardner dans Les Tueurs de Robert Siodmak, 1946
Il ne faut pas oublier que « fée » et « fatal » ont même étymologie : fatum, les sorts, la destinée. Lola Albright et Jane Fonda, dans Les Félins (René Clément, 1964), parviennent à appâter les hommes pour les attirer, les séquestrer dans un obscur réduit et ainsi les faire disparaître aux yeux du monde, de la même façon que Viviane use de ses charmes pour retenir Merlin dans une prison d’air. Jane Greer dans La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947), ou Joan Bennett dans La Rue rouge (Fritz Lang, 1945), mettent autant de malignité à manipuler leurs amants Robert Mitchum ou Edward J. Robinson que Morgane en consacre à envoûter le roi Arthur. Et Patricia Neal dans Un Homme dans la foule (Elia Kazan, 1957), ou Jean Simmons dans Elmer Gantry le charlatan (Richard Brooks, 1960), propulsent respectivement Andy Griffith et Burt Lancaster sur le chemin de l’amour et de la gloire, jusqu’à ce que ceux-ci commettent la faute et que tout s’effondre, faisant ainsi écho aux libéralités de Mélusine qui procure à Raymondin richesse, bonheur et fécondité… moyennant certaines conditions. C’est souvent la femme qui, dans les films noirs, s’immisce pour décider du sort du héros, lequel est en fait scellé dès le début, ce qu’explicite le recours aux flash-back : Fred MacMurray est d’avance condamné pour être entré dans le plan diabolique de Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944), tout comme Burt Lancaster, berné par Ava Gardner, renonce à se défendre dès l’ouverture des Tueurs (Robert Siodmak, 1946).

Plus clémentes mais n’exerçant pas une moindre emprise, gardant leur part de mystère, quelques femmes merveilleuses, « de l’autre monde », hantent le cinéma, ensorcelant les héros : celles dont rêve Charlot (avant que Monsieur Verdoux (1947) ne leur réserve un autre sort !), Cyd Charrise, l’enchanteresse du village endormi de Brigadoon (Vincente Minnelli, 1954), Micheline Presle, la « femme en blanc » de La Nuit fantastique (Marcel L’Herbier, 1941), ou la rencontre providentielle des Portes de la nuit (Marcel Carné, 1946) : « un rendez-vous avec la plus belle fille du monde »…

Le chant de la sirène

Les sirènes charment tous les mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre leurs chants !
Homère, Odyssée

Sirène, chapelle St-Michel-l’Aiguilhe au Puy-en-Velay

Michèle Morgan dans Remorques, de Jean Grémillon, 1939
La séduction peut s’exercer sur le plan de la simple fascination. Il suffit que James Mason aperçoive Sue Lyon sur la pelouse pour qu’il soit ferré : il suivra Lolita (Stanley Kubrick, 1962) jusqu’à la déchéance, tout comme Orson Welles se fait piéger par Rita Hayworth dans La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1948). Cette même Rita Hayworth qui déploie tous ses charmes dans Gilda (Charles Vidor, 1946) et s’affiche aux yeux de tous en tant qu’objet de convoitise, ou bien Martine Carol qui fait de sa vie un spectacle impudique dans Lola Montès (Max Ophüls, 1955).

Ava Gardner aussi, dans Pandora (Albert Lewin, 1951), attire tous les regards et toutes les ardeurs, et nul ne la fréquente sans danger. Jusqu’à ce qu’elle plonge dans l’océan et rejoigne à la nage le bateau du Hollandais volant. Car la sirène, avec sa queue de poisson, et la Lorelei qui menace les bateliers sur les rives du Rhin en se peignant sur un rocher, sont des femmes de l’eau. C’est ce que nous conte le film de Jean Grémillon Remorques (1939) : Michèle Morgan y incarne la femme d’un capitaine en perdition, disons une « morgane » venue de la mer. Jean Gabin en devient follement amoureux. Mais au terme de son entreprise de séduction et de destruction, d’amour et de mort, elle se retire comme elle est apparue, dans la tempête, abandonnant l’homme seul face à la mer.

Quand la vamp se fait vampire

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Baudelaire, A une passante

Marlene Dietrich

Marilyn Monroe dans Niagara, de Henry Hathaway, 1953
La belle dame sans merci n’hésite pas à envoyer son chevalier servant sur les chemins périlleux de l’aventure afin de jauger sa valeur. C’est ainsi que, chez Éric Rohmer, Perceval le Gallois (1978) doit combattre au nom de Blanchefleur et que les jeunes femmes mettent à l’épreuve leurs compagnons afin de tester leur fidélité, comme dans Les Amours d’Astrée et de Céladon (2006). Quant à Eva Marie Saint dans La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959), elle expose Cary Grant à bien des doutes et bien des dangers avant de le rejoindre sur sa couchette. Les femmes dans le film noir ne se montrent pas toujours aussi courtoises. Fatales, elles incarnent le fatum qui, dans la tragédie grecque, pèse inexorablement sur les hommes en se jouant de leur faiblesse. Elles représentent au cinéma le destin funeste qui guette chacun d’entre nous.

Profitant de l’ascendant qu’elle exerce sur les hommes, la séductrice est tentée de jouir de son pouvoir et d’asservir sans scrupule ceux qui se prennent à ses filets. Ses baisers peuvent alors devenir mortels. Elle prend les traits de Salomé ou de Dalila qui, pour reprendre les mots de Michel Ciment, « dansent avec leurs sept voiles et manient le couteau pour mieux castrer le mâle en lui coupant la tête ou les cheveux ».

Sharon Stone dans Basic Instinct de Paul Verhoeren, 1992
Josef von Sternberg met en scène dans L’Ange bleu (1930) et dans La Femme et le pantin (1935) une Marlene Dietrich menant ses partenaires du désir à la frustration et de la frustration à la déchéance. Quant à Edward J. Robinson, il est entraîné au meurtre, bien malgré lui, par Joan Bennett, La Femme au portrait (Fritz Lang, 1944), laissant remonter en lui tout un flot de pulsions inconscientes.

La femme de la ville dans L’Aurore (F.W. Murnau, 27) arrache le pauvre paysan à sa quiétude et n’hésite pas à l’inciter à noyer sa femme. Marilyn Monroe, d’une beauté aussi dévastatrice que les chutes du Niagara (Henry Hathaway, 1953), met toute sa fougue à éliminer son mari, alors quelques belles meurtrières, comme Debra Winger dans La Veuve noire (Bob Rafelson, 1987) ou Isabelle Adjani dans Mortelle Randonnée (Claude Miller, 1983), sèment derrière elles les cadavres d’amants fortunés.

Encore plus prédatrice que Simone Simon lacérant dans La Féline (Jacques Tourneur, 1942) celui qui l’embrasse, apparaît Sharon Stone dans Basic instinct (Paul Verhoeven ,1992) : les dents de la panthère font place au pic à glace, tout aussi meurtrier. Pour ces mantes religieuses faire l’amour devient synonyme de tuer, ce que sait très bien faire Famke Janssen dans Goldeneye (Martin Campbell, 1995) lorsqu’elle enserre voluptueusement, jusqu’à les étouffer, ses amants/adversaires entre ses jolies cuisses bien musclées…

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biblio-filmographie

Livres

. François TRUFFAUT, Le Cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, 1966
. Jean DOUCHET, Hitchcock, Éd. de l’Herne, 1967
. Jean-Pierre ESQUENAZI, Hitchcock et l’aventure de Vertigo, CNRS Éditions, 2001
. Philippe PARRAIN, La diabolique Mécanique d’Alfred Hitchcock, Cinélégende, 2009
. Delphine LETORT, Du film noir au néo-noir – Mythes et stéréotypes de l’Amérique (1941-2008), L’Harmattan, 2010
. Jacques SICLIER, Le Mythe de la femme dans le cinéma américain, Éd. du Cerf, 1956
. Molly HASKELL, La Femme à l’écran, Seghers, 1977
. Michel CIMENT, Le Crime à l’écran – Une histoire de l’Amérique, Gallimard, 2002
. Jacques BRIL, La Mère obscure, L’Esprit du temps, 1998
. BOILEAU NARCEJAC, D'entre les morts, Denoël, 1954 - réédité sous le titre Sueurs froides, Denoël, 1958

autres Films

. Brian DE PALMA, Femme fatale, 2002
. Otto PREMINGER, Un si doux visage, 1952
. Raoul WALSH, Une femme dangereuse, 1940
. Stuart HEISLER, La Clé de verre, 1942
. Robert ZEMECKIS, Qui veut la peau de Roger Rabbit, 1988
. Bob RAFELSON, Le Facteur sonne toujours deux fois, 1981
. John HUSTON, Le Faucon maltais, 1941
. William WYLER, La Lettre, 1940
. Rouben MAMOULIAN, Arènes sanglantes, 1942
. Otto PREMINGER, Crime passionnel, 1945
. Joel COEN, Intolérable Cruauté, 2003
. John DAHL, Last Seduction, 1995
. François TRUFFAUT, La Mariée était en noir, 1968
. Jean GRÉMILLON, Gueule d’amour, 1937
. Francesco ROSI, Carmen, 1984

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Programme 2013-14

 

Sueurs froides

USA - 1958 - 129 minutes
couleurs
Vertigineux envoûtement

Réalisation : Alfred Hitchcock
Scénario : Alec Coppel et Samuel Taylor, d'après le roman D'entre les morts de Boileau-Narcejac
Image : Robert Burks
Musique :Bernard Herrmann
Interprètes : James Stewart (Scottie), Kim Novak (Madeleine et Judy), Barbara Bel Geddes (Marjorie), Tom Helmore (Gavin Elster)

SUJET
Se croyant responsable de la mort d'un de ses collègues, Scottie devient sujet au vertige et doit quitter la police. Un ancien camarade le charge de surveiller discrètement sa femme Madeleine qui semble possédée par son aïeule. Il la suit longuement et se convainc peu à peu de la réalité de ce fantasme. Lorsqu'elle tente de se donner la mort en se jetant dans la baie de San Francisco, il la sauve de la noyade et la ramène chez lui. Il ne tarde pas à s'éprendre de la jeune femme et se trouve ballotté par des évènements qu'il ne peut contrôler.