Mal du pays
lundi 24 novembre, 18h30 :
conférence
L'exil au cinéma, par Louis Mathieu, président de
Premiers Plans
L'exil est associé au deuil de la patrie perdue, à la
nostalgie. Il pose des questions d'identité, de déracinement, il interroge sur
le rapport au territoire et à l'espace, et les liens, qui se tissent ou se
défont, ne parviennent pas à se nouer ou ne sont que rêvés.
Le cinéma permet
de vivre ces situations de l'intérieur, en ressentant et partageant les émotions
des personnes concernées, si loin, si proches.
Conférence illustrée d'extraits de films.
Hôtel Livois (Institut Municipal), 6, rue Emile Bordier, près de la
place Imbach , Angers
Gratuit
lundi 1er décembre, 20h : Film
Jimmy's
Hall (Royaume-Uni, 109 min.) de Ken Loach, avec présentation et débat
en présence de Louis Mathieu, de l'association Cinéma Parlant
Cinéma Les 400 coups, 2 rue Jeanne Moreau, Angers
Tarifs habituels aux
400 Coups : 8,90 €, réduit 7,30 €, carnets 6 € ou 5,20 €, moins de 26 ans
6,20 €, moins de 14 ans 4,70 € - tarif groupe, les matins également, sur
réservation (02 41 88 70 95) : 4,40 €
mercredi 3 décembre, 18h30 : Conférence
Revenir : du mal du
pays au retour aux sources , par Geoffrey Ratouis, historien
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… S'il
faut du courage pour partir, il en faut également pour revenir. Car si on
n'échappe pas à sa jeunesse, sans doute n'échappons-nous pas, également, à ce
pays qui nous a vus naître. Intarissable source d'inspiration pour les poètes,
romanciers, compositeurs et cinéastes, le mal du pays est un presque rien qui
peut peser lourd.
Hôtel Livois (Institut
Municipal), 6, rue Emile Bordier, près de la place Imbach, Angers
Gratuit
jeudi 11 décembre, 18h30 : Conférence
Sur les traces d'Ulysse en quête d'Ithaque, les voies de l'exil en Méditerranée, par William Pillot, maître de conférences en histoire ancienne (Université d'Angers)
Homère nous montre Ulysse, "les yeux toujours baignés de
larmes, perdant la douce vie à pleurer le retour". Le long périple imposé à ce
"héros aux mille ruses" était donc entaché de mélancolie…
Nous évoquerons, à partir de cette figure emblématique, d'autres itinéraires d'exils autour de la Méditerranée, en mettant en perspective des récits d'exils mythologiques (Jason, Thésée, Énée, etc.) en lien avec les réalités historiques des mobilités de l'exil dans le monde grec antique.
Université Catholique de l'Ouest, Angers, amphi
Gratuit
Film documentaire
Retour sur les lieux du cri, de Patrick Manain (Philippe Parrain)
Une déambulation
sur les chemins de l'Anjou en compagnie d'Hervé Bazin, quelques mois avant son
décès le 17 février 1995.
Philippe Nédélec s'entretient avec l'écrivain qui, en
conflit avec son milieu familial, s'était exilé loin de sa province natale et
qui a souhaité revenir y passer ses derniers jours : une région dont il n'a
jamais cessé de parler dans toute son œuvre, ne serait-ce que pour la dénigrer.
(voir aux Editions du Petit Pavé : Philippe et Catherine Nédélec, Dans les
pas d’Hervé Bazin, une vie, une oeuvre, un terroir
Gratuit
Commentaires
Textes de Philippe Parrain
Avant de parler de la quête de ces migrants, perpétuels Ulysses, nous évoquerons l'amertume de celui qui se voit arracher à son pays, à ses racines, pour être projeté dans un tout autre monde où il reste un étranger. Ken Loach, né dans le comté de Warwickshire, en plein centre de l'Angleterre, est une figure emblématique du cinéma britannique. Il a consacré son œuvre, très militante, à l'observation de cas sociaux et à la lutte pour le droit des travailleurs. Il porte un regard chaleureux sur les laissés-pour-compte de la société dont il observe les dérives : désindustrialisation, privatisation, chômage, allocations, fins du mois, immigration, ubérisation, délinquance, violence à fleur de peau, petites combines, petits larcins, petits trafics…, sans oublier l'amitié, la tendresse et l'amour partagé. Il s'est également intéressé à de grandes causes, à des conflits qui ont secoué d'autres pays, comme l'Irlande, l'Espagne, les USA ou l'Allemagne.
Plein d'une empathie qui n'exclut pas des touches d'humour, il réussit à rendre attachants des personnages à première vue désagréables. Ceux-ci, qui débordent d'humanité, font le plus souvent appel à des interprètes non professionnels ou peu connus, au plus proche de la réalité. Leur spontanéité est garantie par le fait de tourner dans l'ordre chronologique du scénario et de laisser une grande place à l'improvisation en choisissant souvent de ne pas les informer à l'avance du déroulement d'une séquence, ce qui garantit la vérité de leurs réactions.
Ken Loach est très ancré dans le contexte social anglais. Mais nombre de ses fims ont aussi choisi pour décor l'Écosse et l'Irlande où il a l'air de se sentir particulièrement bien, ce qui semble révéler en lui, et en son fidèle scénariste Paul Laverty, une âme celtique. Et on peut le soupçonner d'entretenir une certaine nostalgie lorsque, exceptionnellement, il se retourne vers le passé.
James Gralton est un activiste marxiste, personnage historique de l'Irlande. Né en 1886, il émigre en 1905 à New York et se fait nationaliser américain tout en restant fidèle à ses origines. Ayant adhéré au parti communiste, il s'associe au combat mené par l'IRA, pour l'indépendance de l'Irlande. Il y retourne en 1921 pour un séjour de deux ans durant lequel il participe notamment à l'édification du Pearse-Connmolly Hall, un lieu communautaire d'éducation et de festivités. Vivement réprouvé, il doit repartir à New York, d'où il reviendra pour un nouveau séjour en 1932. Il remet alors le Hall en ordre de marche, mais doit encore faire face à l'opposition de l'Église et des gros propriétaires et se voit à nouveau contraint de quitter l'Irlande
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thèmes mytho-légendaires du film
Le mythe du retour
Si migrateur qu'on soit, on sort de quelque part. Passe un des hirondeaux, et du vieux nid crotté s'inquiète l'hirondelle avant de penser à en construire un autre.
Hervé Bazin, Madame Ex
Les images d'archives du générique nous montrent une Amérique en crise, refuge de millions d'exilés venus du monde entier, où la plus grande misère côtoie l'orgueil des gratte-ciels.
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Les dialogues évoquent de fait un retour, une libération de prison, des perspectives d'avenir. Un moment de recueillement aussi, l'évocation de souvenirs qui renvoient à un passé révolu. Puis, au haut de la côte, l'espace s'ouvre largement sur le ciel. Car il ne s'agit pas là de mort, mais d'un appel à réapprendre à vivre. En fait d'une renaissance, comme l'affirment la vision de la maison, du foyer, puis l'étreinte fusionnelle dans les bras d'une mère. En quelque sorte, le retour au ventre maternel.
Cette même charrette le remmènera plus tard lorsque, fiévreux, vaincu, il sera contraint de renoncer, de se cacher. Mais son œuvre n'aura pas été vaine, le camion des policiers qui le renvoient en Amérique est joyeusement escorté par cette jeunesse qu'il aura éveillée, et son adieu est un triomphe. La graine qu'il aura semée portera ses fruits, la terre d'Irlande demeurera féconde.
Jimmy était un expatrié, ou plus exactement un "exmatrié", séparé de sa mère et banni de l'Irlande, sa mère-patrie pour laquelle il avait lutté. C'est pour elles deux qu'il est revenu. "Cet exil forcé et forcené n'aura donc été à son tour qu'une manière de rentrer chez soi. L'exil est un retour vers l'origine", nous dit Barbara Cassin à propos d'Ulysse. Le héros d'Homère n'aspire qu'à retrouver Ithaque et sa fidèle Pénélope, alors qu'Énée, défait par les Achéens et fuyant Troie en flammes, assumait son statut d'exilé et fuyait à jamais sa patrie pour aller fonder Rome. À la différence d'Ulysse, Jimmy est à son retour chaleureusement reconnu et accueilli même si, durant sa longue absence, le monde a changé, si Oonagh s'est mariée et qu'elle a eu des enfants : "On change forcément en 10 ans", reconnaît-elle.
Ana
Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ?
Évangile selon Jean , 3, 4
Cette mère/terre retrouvée ne saurait être, en Irlande, que la déesse Ana
- ou Dana, ou Anu -, mère de tous les dieux, détentrice de la
prospérité, que les Bretons ont christianisée sous le nom de sainte Anne. La
déesse-mère dont la poitrine généreuse est inscrite dans le paysage sous le nom
de Paps of Anu ("les mamelons d'Ana"). Une déesse qui, il faut le
noter, a dû s'exiler avec sa divine progéniture sous terre, dans le sidh,
lorsque les Gaëls, les premiers hommes, ont envahi leur territoire. Ces derniers
y furent à leur tour accueillis par Ériu qui devint leur déesse souveraine en
leur demandant de donner son nom au pays : l'Éire.
La Mère de Jimmy est viscéralement liée à sa maison : quand il lui
propose de l'emmener à New York, elle ne prend même pas la peine de lui
répondre, et elle se contente de lui rappeler qu'il lui faut de nouvelles
bottes, ce qui le rattache à sa terre. Et c'est la possession de la terre qui
est l'enjeu pour les petits paysans, "les familles qui y vivent et y
travaillent", qui se voient chassés de leurs fermes par les gros
propriétaires assimilés à la domination britannique sur ce sol celtique.
L'Irlande représente un de ces pôles qui semblent, du fait des flux migratoires qui jalonnent son histoire, et sans doute de sa nature même, être particulièrement magnétiques. Les diasporas qui en dépendent nourrissent une profonde nostalgie : à l'exemple d'Halloween par exemple, la Saint-Patrick est devenue un événement mondial. Les films sont nombreux qui s'ancrent dans cette aspiration au retour. John (en fait "Seán") Ford en a notamment fait l'objet de son film L'Homme tranquille.
Tous ensemble
Parfois je me sens comme un enfant sans mère.
Loin de chez moi.
Negro spiritual
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Restent ces "cicatrices du cœur" qu'évoque le curé et qui ont du mal à se refermer, et la crainte que le retour de Jimmy ne réveille les rivalités de l'ancien temps. Jusqu'à ce que celui-ci force la porte du vieux Hall, y fasse entrer la lumière et réveille les fantômes d'un passé empoussiéré.
L'empreinte
Maître Tch'eng l'ancien a raconté que, en Perse, une ancienne sépulture ayant été ouverte, dans les cendres d'un cadavre décomposé on découvrit un cœur pétrifié. On le scia en deux et on y trouva un paysage comme peint. La tombe était celle d'une captive qui à force de penser à son pays natal en avait fait se figer l'image dans son cœur.
Paul Claudel, Journal
Comme dans La Belle au bois dormant le temps semble suspendu dans ce local abandonné qui, forme creuse, en quelque sorte négatif monochrome d'une ancienne photo, ne demande qu'à être réveillé. L 'ouverture du livre de James Connelly, La Reconquête du pays, fait remonter à la surface les anciens combats, les espoirs que ces lieux avaient fait vibrer. L'histoire en reste inscrite entre ces murs, dans les meubles entassés, et le passé resurgit en vagues pour Jimmy : un élan créateur, des jours heureux, une remise en cause, un renoncement forcé… Tout le poids du souvenir qui ne demande qu'à être réactivé : "On n'a pas le choix !"
Parmi toutes les anciennes photos, il en est une qui émerge, celle d'Oonagh,
l'ancienne compagne, dont le nom - contrairement à celui de James,
naturalisé américain - représente l'Irlande profonde où Oonagh désignait la
reine des fées, célébrée pour sa beauté, sa sagesse et sa bienveillance. C'est
elle qui, secrètement, détermine Jimmy dans sa mission, mais elle reste ancrée à
son terroir, puis à sa famille, et ne peut le suivre en Amérique. Du fond de son
exil, en une vaine nostalgie, il n'a cessé de penser à elle, de lui être fidèle.
La robe qu'il lui ramène est une offrande qu'elle ouvre délicatement,
cérémonieusement, sachant qu'elle ne pourra la revêtir qu'en une danse sacrée
qui, seule, peut sceller leur union : la célébration d'un passé qui est
dépassé, une communion nocturne, silencieuse, sans musique.
Amertume
Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.
Livre des Psaumes, 137
Tout valeureux qu'ils soient, les héros et les conquérants n'échappent pas à la nostalgie. L'Odyssée n'hésite pas à nous montrer Ulysse, "les yeux toujours baignés de larmes, perdant la douce vie à pleurer le retour". Nostalgie, un mot qui vient du grec ancien, nóstos, le retour au foyer, et álgos, la douleur. Un peu comme on parle de névralgie ou de lombalgie, un terme médical datant du XVIIème siècle que le dictionnaire de l'Académie française définit en 1835 comme une "maladie causée par un désir violent de retourner dans sa patrie". En fait une pathologie qui pouvait s'avérer mortelle. Le romantisme a sublimé ce mal en un poétique sentiment de vague à l'âme, avant de devenir l'expression d'un certain mal de vivre confinant à la "déprime".
Cette souffrance se cristallise volontiers autour d'un objet ou d'un lieu. Il s'agissait pour Ulysse du lit conjugal enraciné dans le sol d'Ithaque, sculpté de ses mains à même le tronc d'un olivier et qu'il avait orné d'or, d'argent et d'ivoire. Découvrant l'ancienne cathédrale, mémoire de ce comté oublié du nord-est de l'Angleterre, la jeune exilée de The old Oak, de Ken Loach, regrette que ses enfants ne pourront jamais voir le temple de Palmyre de sa Syrie natale. Pour Jimmy, par-delà son engagement social et ses idéaux politiques, c'est ce Hall qui lui tient à cœur et qu'il cherche vainement à faire revivre.
Mais son enthousiasme ne peut atténuer la douleur de la séparation d'avec
celle qu'il a dû abandonner dix longues années, qu'il ne cesse de côtoyer sans
pouvoir la rejoindre, et qu'il devra quitter à nouveau. Nostalgie d'un passé
révolu, nostalgie aussi de cette patrie qui lui est chère et qu'on lui empêche
d'habiter. Le temps, inexorable, a suivi son cours, le monde a changé, et
lui-même a changé, même s'il ne s'agit pas de siècles comme pour Oisin, le héros
légendaire de la mythologie irlandaise, que Niamh aux cheveux d'or retenait à
Tír na nÓg, "le Pays de l'éternelle jeunesse". Tel Jimmy, Oisin aspirait à
retourner chez lui pour y retrouver ses proches mais, après avoir retraversé la
mer, il n'y reconnut plus rien ni personne et, ayant posé le pied sur le sol
natal, se retrouva lui-même vieillard, voué à la disparition.
Il est vain de vouloir suspendre le temps, fixer une image. Dorian Gray en a
aussi fait l'expérience, lui qui voulait préserver à jamais sa jeunesse et qui
ne pouvait empêcher son portrait de poursuivre sa déchéance.
Le curé de Jimmy's
Hall tente bien de dénoncer en chaire les danses modernes comme "le païen,
l'anglo-saxon", contraires à "nos principes, à nos racines, à nos vraies
valeurs irlandaises". Ses ouailles, en montage alterné, se s'en livrent pas
moins avec ferveur aux rythmes endiablés du jazz.
L'exil chez soi
Je sais pour toujours que je suis d'ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes.
H.P. Lovecraft, Je suis d'ailleurs
Qui est de fait ce Jimmy qui vient pour un temps se mêler à la vie de la
communauté, partager ses joies et ses combats ? D'où vient-il ? Est-il
un Irlandais qui fut autrefois contraint de s'exiler en Amérique ? Ou bien
un citoyen américain qui tente de revenir s'établir en Irlande et de s'y faire
accepter, avant d'y être considéré par les autorités comme un intrus ?
Immigré dans son propre pays, son histoire n'est en fait qu'une parenthèse. De
retour chez lui, il y demeure un étranger qui a quitté les siens, renié sa
terre. Il y est certes chaleureusement accueilli. Il reste celui qu'Oonagh n'a
pas pu épouser, celui qu'elle n'a pas su retenir. Représentant en Amérique
l'"Irlande en exil", Jimmy est avant tout un opposant, un perturbateur. Il vient
pour affronter les puissances hostiles. Même si le film évite de parler de sa
vie à New-York, il est inévitablement écartelé entre ses deux appartenances. On
pense à l'héroïne du film Brooklyn qui, de passage dans son Irlande
natale, s'y incruste au point d'oublier son mari et la plénitude de sa nouvelle
vie newyorkaise. Tel Ulysse qui juge que "rien n'est plus doux que la
patrie et les parents pour celui qui, loin des siens, habite même une riche
demeure dans une terre étrangère", il va de lieu en lieu, fait des allers
et retours entre son pays d'origine et son pays d'adoption qui deviennent tous
deux des lieux de transit.
Il ne faut pas oublier que l'identité de l'Irlande qu'a connue James Gralton, dans les années 20 et 30, était pour le moins incertaine. Les plaies ne se sont pas refermées à la suite de la Guerre civile dont Ken Loach rend compte dans Le Vent se lève. Les factions continuent de s'opposer, les convictions et les intérêts divisent la collectivité, les amis deviennent des ennemis. À la ferveur du peuple répond l'inflexibilité du pouvoir.
Il est certain par ailleurs que l'espoir du retour au pays pour les émigrés pourrait n'être qu'une illusion, une chimère. Ils ont adopté la langue, le mode de vie, la façon de penser- l'habitat, les habits, les habitudes… - de leur pays d'accueil et nombre d'entre eux s'y sont tellement bien intégrés qu'ils ont du mal à se réadapter à ce qui autrefois fut leur vie. De leur côté, leurs anciens compatriotes, les voyant revenir - pour de brèves vacances, pour s'y réenraciner, voire pour y être enterrés - ne peuvent s'empêcher de les considérer comme des intrus.
On peut aussi éprouver de la nostalgie pour un pays rêvé, des lieux inconnus, le monde d'autrefois, l'âge d'or… Ou tout simplement avoir le sentiment d'être inadapté à son environnement, à la société, à la vie, être un exilé de soi-même, un perpétuel étranger…
Le complexe d'Énée
Le désir de revenir sur sa terre que l'on a abandonnée
Je laisse alors, en pleurant, les rivages de ma patrie, et ses ports déserts, et les champs où fut Troie. Exilé de ces demeures chéries, j'emporte avec moi sur les flots les restes de Pergame, et mon fils, et les dieux de ma famille, et les dieux de l'empire.
Virgile, Énéide
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Le Bernin, Énée et Anchise |
L'arrachement
Troie fut notre berceau, l'antique Troie.
Virgile, Énéide, livre I
Troie a péri ; souffrez que périsse avec elle jusqu'au souvenir de son nom.
Virgile, Énéide, livre XII
L'Histoire n'est pas réversible. Elle est faite de longues errances, et on ne revient jamais vraiment sur ses pas. Forcément le paysage a changé. Il est un temps pour la paix et le bonheur, la gloire et les honneurs. Il est des moments de rupture à partir desquels on peut raconter des histoires. Toutes les mythologies en proposent des récits, à commencer par l'expulsion d'Adam et Ève du jardin d'Éden : une Humanité en exil chronique. Pour Platon, l'homme est un exilé sur cette terre qui fait l'expérience du tumulte de la vie avant de pouvoir atteindre et contempler le monde idéal.
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La Fuite en
Egypte, |
Ces premiers pas, douloureux, dans la vie ne sont que l'ébauche de ce que vivront la plupart de ces héros. Menacés dans leur vie, expulsés, bannis, poussés par les circonstances, ils se voient contraints de quitter leurs foyers et de suivre des voies aventureuses. Énée est chassé d'une ville en flammes, d'un pays qui a cessé d'exister, mais, tel Moïse, il a un but qui est bien défini : "C'est à travers mille hasards, à travers d'éternels orages, que nous cherchons le Latium ; mais les destins nous y promettent des demeures paisibles : là doit ressusciter l'empire d'Ilion." Ilion, c'est-à-dire la Troie nouvelle qui prendra le nom de Rome.
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Toussaint
Dubreuil, |
Un long périple
Sept longues années durera la quête d'Énée à travers la Méditerranée. Les voies de l'exil, dans l'Énéide, sont aventureuses, à la merci des vents et des dieux. Nourries de ferveur et de faux espoirs, elles sont jonchées de vitales épreuves : les Harpies, les Cyclopes, les redoutables Charybde et Scylla, les populations amies ou hostiles… Il est sans cesse urgent d'apprendre à lire et à déchiffrer les signes et les prodiges qui sont donnés à voir et qui restent équivoques. Une seule certitude : la destination, l'Italie, et le Latium. Énée certes aurait pu s'arrêter, connaître avec Didon l'amour, la famille reconstituée, la royauté partagée ; mais ce bonheur "ordinaire" n'était pas encore pour lui. À part ce petit détour par Carthage, le trajet qu'il suit décrit une trajectoire, d'est en ouest, sinon rectiligne, du moins directe, volontaire. Ce qui le différentie de celui d'Ulysse, lequel ne cesse de faire des zigzags, de revenir sur ses pas, de suivre des courants capricieux.Proscrit par Pélias, le roi usurpateur d'Iolcos, Jason dut lui aussi, avant de connaître l'exil à Corinthe, se soumettre à une longue navigation tout autour de la Méditerranée. Parvenu en Colchide, non loin de Troie, et avoir conquis la Toison d'or, son voyage de retour fut pour le moins mouvementé. Selon les versions, les Argonautes durent remonter l'Ister (le Danube) pour atteindre l'Adriatique, puis remonter l'Eridan (le Pô), le Rhône, voire le Rhin - ce qui les aurait fait passer par la mer du Nord -, éventuellement atteindre les Colonnes d'Hercule (Gibraltar) avant de revenir et rejoindre Iolcos par la mer Tyrrhénienne, la Sicile, la côte de Libye, la Crète et les côtes du Péloponnèse.
L'échouage
Je parle à la mer et au vent. Mes mots se perdent dans les vagues.
Ovide, Tristes
À la découverte du Tibre, "l'airain des proues cherche la terre, et la nef s'abandonne gaîment au courant du fleuve". L'exil était alors considéré comme un sort pire que la mort. Mais Énée, enfin parvenu à bon port, reconnaît en ces bords inconnus et providentiels, où plus tard s'élèvera Rome, l'asile tant espéré.
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Evelyn
de Morgan, |
Ariane, ma sœur de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
Jean Racine, Phèdre
Livres
. Barbara CASSIN, La Nostalgie, Autrement, 2013
. Thomas DODMAN, Nostalgie - Histoire d'une émotion mortelle,
Seuil, 2022
. Florence GUILHEM, L'Obsession du retour, Presses
universitaires du Midi, 2005 .
. Olivier DORCHAMPS, Ceux que je
suis, Finitude, 2019
FILMS
. John CROWLEY, Brooklyn, 2015
. Nora
FINGSCHEIDT, The Outrun, 2022
. Yasemin ?AMDERELI,
Almanya, 2011
. Walter SALLES, Central do Brasil, 1998
. Radu MIHAILEANU, Va, vis et deviens, 2005
. Wim WENDERS,
Paris, Texas, 1984
. John FORD, Les Cheyennes, 1964
.
Rolf DE HEER, Charlies' Country, 2014
. Mario MARTONE,
Nostalgia, 2222