Cinélégende
 

art : le vrai du faux

lundi 4 décembre, 20h : Film
Big Eyes (USA, 107 min.) de Tim Burton, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, de l'association Cinéma Parlant.

Cinéma Les 400 coups, 1, rue Jeanne Moreau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,60 €, réduit 6,90 €, carnets 5,70 € ou 5 €, moins de 26 ans 6 €, moins de 14 ans 4,50 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 4,20 €

mercredi 13 décembre, 18h30 : Conférence
L'art du faussaire : L'homme de Piltdown, par Etienne Riff, professeur de SVT au lycée Joachim du Bellay

La découverte d'une mâchoire et d'un morceau de crâne à Piltdown en 1908 permet à l'Angleterre d'avoir des restes d'un hominidé du paléolithique inférieur qui, de plus, serait le fameux "chainon manquant" entre l'homme et le singe !
La conférence permettra de mettre en évidence comment l'art du faussaire a réussi à tromper pendant un demi-siècle la communauté scientifique…
L'origine de notre espèce fait surgir des débats souvent passionnés et ceux qui concernent ce citoyen britannique très particulier ont contribué à la théorie de l'évolution.

Espace Welcome (CCAS d'Angers), 4 rue Maurice Sailland, Angers

Gratuit

jeudi 14 décembre, 11h : Visite commentée (45 min.)

Fragment de mosaïque Sapienta
© Musées d’Angers, David Riou

Du vrai du faux dans les objets des collections du musée Pincé, avec Fabrice Rubiella, conservateur
La notion d’authenticité est une préoccupation constante dans les musées. En effet, les oeuvres et objets relevant de la copie, de l’imitation, du pastiche voire du faux volontaire ont pu, selon les époques, inonder le marché de l’art en réponse à une demande plus importante que l’offre disponible. Des scandales jalonnent l’histoire des musées, dans le monde entier, même encore aujourd’hui. Pourtant, l’objet non authentique peut prendre une valeur patrimoniale intéressante dès lors qu’il permet de mieux comprendre une époque, une histoire du goût et du collectionnisme. Cette présentation, devant les salles antiques et extra-européennes du musée Pincé, tentera de montrer la qualité, la diversité et l’intérêt de ces objets, généralement relégués dans les réserves mais qui sont souvent d’une complexité étonnante.
Musée Pincé, 32 rue Lenepveu, Angers
7 €, demi-tarif 3,50 € (carte cezam, moins de 26 ans…). Réservation : 02 41 05 38 38 (du lundi au vendredi, de 10h à 12h et de 14h à 17h)

* mercredi 20 décembre, 18h30 : Conférence
Création, arnaque et célébrité : quand la triche devient un art , par Geoffrey Ratouis, historien

S'il est bien un domaine où la tricherie s'avère difficile, et semble même impossible, c'est bel et bien celui de l'art et de la création artistique. Mais, sans doute était-ce sans compter sur le talent des faussaires, des plagiaires et autres falsificateurs s'ingéniant à transgresser les frontières entre la copie et l'original. Que ne ferait-on pour atteindre la célébrité ? Entre inspiration et plagiat, il n'y parfois qu'un pas. Mais l'art de la triche n'est-il également un art ?
Grand Théâtre (Institut Municipal), place du Ralliement, Angers

Gratuit

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Après The Program, Cinélégende se consacre cette fois-ci à un nouveau biopic. Celui d'un autre tricheur, Walter Keane (1915-2000), un soi-disant artiste peintre qui obtint la célébrité en usurpant la paternité des œuvres de son épouse.

L'histoire de l'art est assurément riche en impostures. Les copieurs, faussaires, plagiaires ont pignon sur rue, ils font fortune et ils sont parfois reconnus, et condamnés comme tels. Mais ils attirent volontiers la sympathie, voire l'admiration du public. Reste à les démasquer, et comment être sûr d'identifier un faux quand les faussaires sont eux-mêmes des artistes accomplis ?

Et pourquoi vouloir réserver la beauté aux seuls experts, ou aux amateurs fortunés ? Les reproductions qui agrémentent les murs de tous les bons foyers ne sont certes pas des faux. Elles ne font pas illusion. Ce qui n'empêche pas tout un chacun de pouvoir s'offrir à domicile Les Coquelicots de Monet, La jeune Fille à la perle de Vermeer ou Les Tournesols de Van Gogh…

Big Eyes

Tim Burton se serait-il assagi lorsqu'il entreprend de raconter la vie intime de la très discrète Margaret Keane ? Une soudaine envie de revenir à une réalité quotidienne ? Ici pas de conte horrifique ni de glauque féerie, pas de morts-vivants, de décapitations, de flots de sang…

 Il avait déjà réalisé en 1994 un biopic consacré au "plus mauvais réalisateur de tous les temps" : Ed Wood. Il avait alors fait appel aux scénaristes Scott Alexander et Larry Karaszewski, qui affectionnaient les histoires de monstres même si ceux-ci avaient figure humaine, tels un Andy Kaufman (Man on the moon) ou un Larry Flint. Tim Burton était tout aussi friand de personnages excessifs et d'univers extravagants. Il n'hésite pas à refaire appel pour Big Eyes aux mêmes scénaristes, et c'est aux côtés de son héroïne, en la personne de son mari, qu'il fait surgir, sur le mode mineur, la dimension monstrueuse.

Le film est hanté par ces yeux, immenses et intenses, qui, sur les toiles de la jeune femme, vous observent, et qui semblent aussi bien appartenir aux fantasmes de Burton, lequel possède, dit-on, une belle collection des œuvres de Margaret Keane. On nepeut pas oublier les yeux des héroïnes de certains de ses films d'animation, comme Les Noces funèbres

Le film a été tourné en lien avec l'artiste (décédée en 2022), qui a marqué sa présence en apparaissant en caméo derrière son interprète au chevalet. Elle s'est retrouvée à 100% dans l'interprétation d'Amy Adams, mais n'a pas manqué d'être troublée par les outrances du jeu de Christoph Waltz dans le rôle de son ex-mari. Le récit semble assez fidèle à la réalité, avec quelques entorses pour rendre l'histoire plus explicite, telle l'invention du personnage de l'amie confidente AnnDee.

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thèmes mytho-légendaires du film

Tu ne feras point d'image taillée ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre.
Exode , XX, 4

Ce n'est pas impunément que l'on se fait créateur. Que signifie en fait cette revendication pour un artiste ? La notion de "création" renvoie implicitement à un apanage divin. Il s'identifierait donc avec la divinité, ce qui implique une lourde responsabilité. Tim Burton, qui a donné vie à tant de monstres et de créatures improbables, n'hésite pas à assumer cette tentative de mainmise sur le pouvoir de création : "J'admire tous les créateurs, qu'ils soient peintres, réalisateurs, sculpteurs empilant des carcasses de voitures dans le désert ou je ne sais quoi d'autre. Peu m'importe si j'aime ou non leur œuvre. Ce qui compte à mes yeux, c'est qu'ils créent alors que les autres ne créent pas. Ils prennent des risques." (Entretien avec Mark Salisbury, à propos d'Ed Wood)

Paternité / maternité

La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée.
Article L113-1 du Code de la propriété intellectuelle

Quel qu'il soit, le créateur a un nom, une identité. Il semble bien qu'en art la question de la signature soit essentielle. C'est elle qui décide de la valeur d'une œuvre. On appose la sienne, ou bien celle d'un pseudonyme. On peut emprunter celle d'une célébrité, ou bien revendiquer l'œuvre d'un tiers. Et il y a des cas particuliers : certains cas d'homonymie, ou bien si l'on signe de son seul nom de famille, Keane par exemple, ce qui peut engendrer une ambiguïté regrettable. Même si, plus tard, Walter s'opposera à ce que Margaret signe quoi que ce soit de son nom à elle : "Keane, c'est moi." En retour il fait miroiter une alliance fertile : "Je suis Keane. Tu es Keane. Désormais nous ne formons qu'un."

Il faut rappeler qu'autrefois il n'était pas bon d'être une "créatrice". George Sand avait écrit son premier roman avec Jules Sandeau et ils avaient adopté le pseudonyme "J. Sand". Plus tard, écrivant seule, elle put s'identifier sous le nom de George Sand, un prénom à consonnance masculine. Mary Shelley avait d'abord publié anonymement son Frankenstein. Et l'on connaît le cas de Colette dont les premiers romans parurent sous le nom de son mari, Willy. Le cas de Margaret Keane n'est donc pas exceptionnel.

Il faut rappeler qu'autrefois il n'était pas bon d'être une ?créatrice?. George Sand avait écrit son premier roman avec Jules Sandeau et ils avaient adopté le pseudonyme ?J. Sand?. Plus tard, écrivant seule, elle put s'identifier sous le nom de George Sand, un prénom à consonnance masculine. Mary Shelley avait d'abord publié anonymement son Frankenstein. Et l'on connaît le cas de Colette dont les premiers romans parurent sous le nom de son mari, Willy. Le cas de Margaret Keane n'est donc pas exceptionnel. Sa création se situe d'abord dans le domaine de l'intimité. C'est l'image de sa fille Jane, qu'elle a déjà, charnellement, mise au monde, qu'elle cherche à capter et, à travers elle, à matérialiser l'essence de son être. Elle élargit ensuite son regard en scrutant la vérité d'une multitude de visages enfantins, jusqu'à ce qu'on la retrouve reléguée dans le secret du ?gynécée?, un lieu sacré où nul ne peut pénétrer et qui devient celui de la création, de l'accouchement. Là elle ne cesse de se copier, de cloner ce modèle que son mari a validé et dont il revendique la paternité en se les appropriant sans état d'âme. Mais, ne peut-on pas finalement considérer Walter comme le véritable auteur de ces œuvres, comme le père de tous ces enfants aux grands yeux ? Il est certain que c'est lui qui les a estimés à leur juste valeur, celui dont l'immense talent de hâbleur leur a permis d'exister, d'évoluer et de se multiplier. Il faut bien reconnaître que sans celui-ci - qui revendiquait une personnalité sans âme, un cliché : un Américain à Paris, un artiste de Montmartre - Margaret serait sans doute restée une peintre dilettante du dimanche, ressassant toujours un même modèle. Sa création se situe d'abord dans le domaine de l'intimité. C'est l'image de sa fille Jane, qu'elle a déjà, charnellement, mise au monde, qu'elle cherche à capter et, à travers elle, à matérialiser l'essence de son être. Elle élargit ensuite son regard en scrutant la vérité d'une multitude de visages enfantins, jusqu'à ce qu'on la retrouve reléguée dans le secret du "gynécée", un lieu sacré où nul ne peut pénétrer et qui devient celui de la création, de l'accouchement. Là elle ne cesse de se copier, de cloner ce modèle que son mari a validé et dont il revendique la paternité en se les appropriant sans état d'âme.

Mais, ne peut-on pas finalement considérer Walter comme le véritable auteur de ces œuvres, comme le père de tous ces enfants aux grands yeux ? Il est certain que c'est lui qui les a estimés à leur juste valeur, celui dont l'immense talent de hâbleur leur a permis d'exister, d'évoluer et de se multiplier. Il faut bien reconnaître que sans celui-ci - qui revendiquait une personnalité sans âme, un cliché : un Américain à Paris, un artiste de Montmartre - Margaret serait sans doute restée une peintre dilettante du dimanche, ressassant toujours un même modèle.

Prise de possession

J'ai toujours aimé les monstres et les films de monstres.
Tim Burton, Tim Burton - Entretiens avec Mark Salisbury, Points, 2012

Les faussaires s'approprient la sensibilité, la créativité d'autrui ; avant de se définir comme une escroquerie financière, il s'agit d'un viol artistique. Ils peuvent pour cela signer de leur nom des œuvres existantes, en faire des copies exactes ou bien créer un original "à la manière de" en l'attribuant à un autre artiste, célèbre bien entendu. Walter, lui, se présente comme un faussaire parfaitement stérile, qui n'a pas besoin de créer quoi que ce soit, ni même d'apposer sa signature sur les toiles qu'il revendique. Il représente l'essence du vide. On pourrait dire qu'il n'a même pas besoin de mentir puisqu'il se contente de répondre "Oui, c'est moi." à la question "Êtes-vous Keane ?" de la première personne qui s'intéresse aux peintures de Margaret : un simple malentendu qui, via l'amplificateur de la presse et des médias, va entraîner la consécration.

Cela ne l'empêche pas d'avoir un plan, implacable, digne d'un personnage de Hitchcock. Proprement diabolique, aussi rusé que le serpent paradisiaque, il décline exactement l'art subtil de la séduction et de la soumission, tel qu'il est détaillé dans le livre La diabolique Mécanique d'Alfred Hitchcock. :
. Le guet. Walter repère Margaret qui brade son talent pour quelques piécettes : une femme fragile qui tombe de sujétion en sujétion, passant d'un mauvais mari à un employeur qui n'a que faire de son talent.
. La prise de contact, sur un ton enjoué et familier l'invitant à dévoiler sa situation familiale.
. La mise en confiance, en l'invitant dans un restaurant où il est connu et estimé, et en se présentant en modeste peintre habité par la vocation.
. La flatterie. Il lui reconnaît un "talent incroyable", sans commune mesure avec le sien propre, avant de lui proposer un rêve : "Vous êtes une princesse, et vous méritez de vous marier au paradis."
. La prise en main de la situation. Un verre de vin, une lumière tamisée, une aimable conversation, Walter mène le jeu, et c'est Margaret qui lui prend la main pour lui faire une proposition.
. L'instillation du doute pour assurer la prise. Walter interroge Margaret sur sa curieuse obsession de peindre ses personnages avec des yeux disproportionnés, et elle découvre apparemment à l'improviste qu'à côté de l'art il a une double vie.
. Le piège. Walter saisit au vol l'occasion que lui offre la menace que fait peser le père de Jane d'en reprendre la garde : "Épousez-moi !" Il a le genou à terre, suppliant. Elle ne peut refuser et se retrouve aussitôt projetée dans un monde factice, tout rose, dans lequel il l'entraîne. Désormais elle lui appartient : "Je suis naïve, mais je sais qui j'ai épousé. […] Walter est une bénédiction."
. Le pacte. Aussitôt elle prend l'initiative de signer une de ses toiles du nom de son mari, le sien désormais  : "Keane". Les jeux sont faits.
. L'audace. Walter force la porte de la boîte de nuit et impose les toiles aux clients qui se rendent aux toilettes.
. La complicité forcée, en s'attribuant en présence de Margaret ses Big Eyes, fortuitement d'abord, puis délibérément.
. La tentation. Il réveille la créativité de Margaret en déversant sur elle tous les billets de banque que ses peintures ont gagnés.
. L'implication. Il lui demande donc de réaliser plein de tableaux, ce à quoi elle souscrit avec enthousiasme.
. Le plan est en place : "On va faire une équipe de choc. Je baratinerai dans les clubs, et toi tu feras ce que tu aimes."
. La situation devient irréversible. Elle le comprend lorsque, descendant dans les tréfonds nocturnes de la boîte de nuit, elle le surprend en train de revendiquer ses œuvres auprès d'acheteurs potentiels, alors qu'elle-même se retrouve confinée à la maison.

Un gros chèque l'empêchera de rompre le pacte. Elle se retrouve alors totalement piégée, séquestrée dans son atelier, séparée de sa fille, asservie, contrainte à produire des "petits vagabonds aux grand yeux" à la chaîne. Ainsi Walter peut-il impunément parader à sa guise et devenir une célébrité. Mais apparemment il vise trop haut, et la situation dégénère lorsqu'il est démasqué. Le projet de participer à l'Exposition Universelle, qui devait consacrer sa gloire, fait tout capoter, et il se retrouve comme cette grenouille qui voulait devenir plus grosse que le bœuf.

Ce voleur d'âme comme de corps rejoint tous les prestigieux escrocs de l'histoire du cinéma, à commencer par le révérend de La Nuit du chasseur ou le prédicateur Elmer Gantry. Le jeu outrancier de Christoph Waltz est à l'échelle de ceux Robert Mitchum ou Burt Lancaster. Il rejoint aussi les personnages maléfiques chers à Burton, comme le Joker, le barbier égorgeur Sweeney Todd ou le cavalier sans tête de Sleepy Hollow. Il aspire à être le Prince de ce monde dont on connaît l'éminente incarnation, Satan, et devient, comme le dit saint Jean (WIII,44) "menteur et le père du mensonge". Il en arrivera à vouloir tuer et finira, après avoir créé un univers factice, par entreprendre de tout détruire, à plonger "son" œuvre dans les flammes de l'Enfer.

Le singe de Dieu

Satan lui-même se déguise en ange de lumière.
Évangile , 2ème Épître aux Corinthiens, 11, 14

Le Diable est fondamentalement un être de duplicité. Charmeur et brutal, Walter ne cesse de jouer un double, voire triple jeu, ce qu'il mettra lui-même en scène lorsque, pour le procès, il se dédoublera, non seulement en deux, mais en trois personnages : l'accusé, l'avocat et le témoin.

Il s'appelle Keane. Les noms peuvent, par des coïncidences fortuites, être révélateurs de certaines ambiguïtés. C'est ainsi qu'il choisit d'aller épouser Margaret à Hawaii, dont le dieu primordial, créateur et fertilisateur, est justement Kane, à qui la jeune femme dit avoir adressé une prière. C'est d'ailleurs là qu'elle choisit de signer ses œuvres du simple nom de son époux, Keane. Dès lors, Walter se revendique comme le Créateur : celui de sa femme en tant qu'artiste, et finalement le père de tous ces enfants aux grands yeux, en attendant de devenir porteur d'abondance lorsqu'il fait pleuvoir les billets de banque sur Margaret. Keane se veut l'égal de Kane.

Il ne comprend pas le sens de sa prétendue œuvre qu'il dénature. En fait de dieu tutélaire, pourvoyeur d'abondance, il se révèle impuissant. Sa toile reste désespérément vierge, en attente d'inspiration. Le couple demeure stérile et Hawaii, d'abord présenté comme un faux paradis tout rose, deviendra le théâtre de la révélation de son subterfuge. Il ne peut être que le singe remuant, affairé, qui se présente comme le rival du véritable Créateur. À Hawaii aussi le dieu Kanaloa avait essayé, sans succès, d'imiter Kane en tentant de créer lui-même un homme. Un acte de grande arrogance que l'on retrouve dans de nombreuses mythologies. À Babylone, Ninmah, veut invalider la création d'Enki : enivrée lors de la fête qui célèbre cette œuvre, elle s'empare du moule dans lequel les hommes ont été façonnés, et ce sont des êtres imparfaits, faibles, difformes ou malades, qu'elle fabrique en défiant le dieu de corriger ses erreurs.

Un art en trompe-l'œil

Ce qu'a fait Keane est sensationnel. C'est forcément bon. Si c'était mauvais, il n'y aurait pas autant de gens pour aimer ça.
Andy Warhol, cité au début du film

Le générique nous fait entrer d'emblée dans l'émotion en montrant en gros plan la profondeur (pixellisée en une multitude de points colorés) d'un œil qui laisse poindre une larme, et puis le visage de cet enfant triste qui nous observe. Mais le charme est tout de suite rompu par le clic-clac de la machine qui reproduit imperturbablement cette image. Comme si l'excellence se dissolvait dans la multitude.

L'œuvre d'art, comme la personne humaine, se veut être, par définition, unique. Il est essentiel de distinguer l'original de la copie, comme dans ce conte où le héros tombe amoureux de la fille du Diable et où, pour pouvoir l'épouser, il est mis au défi de la reconnaître au milieu de ses sept sœurs totalement voilées.

Tout est une affaire de chiffres : une œuvre peut valoir une fortune, ses duplicatas beaucoup moins auprès des collectionneurs. Le futur faussaire Van Meegeren, spécialiste des œuvres de Vermeer, l'a expérimenté avec une de ses premières œuvres personnelles représentant La cathédrale Saint-Laurent : en ayant obtenu un très bon prix, il décida d'en faire lui-même une copie qu'il voulut faire passer pour l'original, mais il ne put en tirer qu'une somme dérisoire. Grâce aux progrès des techniques de reproduction et des moyens de communication, Walter fut plus fortuné en ayant l'idée de génie de "vendre des toiles, puis des copies de ces toiles, puis des cartes postales des copies de ces toiles".

Le nombre des ventes prend la primauté sur la valeur d'un original qui s'en trouve banalisé : "Les gens s'en moquent d'avoir une copie. Ils veulent avoir une œuvre qui les touche." Margaret se retrouve au supermarché, face à des reproductions de ses tableaux exposées entre les piles de boîtes de conserve. Et ses modèles débordent dans le quotidien lorsqu'elle découvre avec stupeur que tout le monde dans le magasin l'observe avec de grands yeux.

Son travail s'en trouve désacralisé. Mais ne pourrait-on pas dire qu'à force de peindre sans arrêt les mêmes visages, avec ces mêmes yeux qui remportent un tel succès, elle aurait fini par se recopier et de devenir une faussaire d'elle-même ? Reste à savoir en quoi son œuvre est remarquable, digne de passer à la postérité. Le critique John Canaday y voit "du toc fabriqué à la chaîne". Burton, lui, évoque - qui sait, peut-être aussi pour lui-même ? - "cette ligne de partage très ténue entre ce qui est beau et ce qui est mauvais, qui du moins ce qui est perçu comme tel." (Entretien avec Michel Ciment, Positif n° 412)

Les yeux

Les yeux sont les miroirs de l'âme.
Expression proverbiale, reprise par Margaret

L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Victor Hugo, La Légende des siècles

Séquestrée dans son atelier au sein d'une luxueuse maison, éloignée de sa propre fille et entourée de ses enfants aux yeux tristes, en fait ses seuls compagnons, Margaret entretient un silencieux dialogue avec eux, comme un rappel de l'enfance de Tim Burton, lorsqu'il nourrissait ses fantasmes dans une chambre dont, dit-il, ses parents avaient muré les fenêtres.

Que faut-il donc lire au fond de ces yeux imperturbablement fixés sur nous, à part des touches de peinture ou des pixels ? Un regard sur un autre monde peuplé, qui sait, de tous les rêves et cauchemars qui ont toujours animé le réalisateur ? Ou bien une grande vacuité, un regard désespéré sur le monde ? Un vide abyssal ? Ils traduisent sans doute la douleur secrète de cette femme soumise, empêchée d'exister publiquement. Ils sont les témoins d'une tragédie : l'histoire d'une héroïne désarmée, persécutée, pour ainsi dire sacrifiée par un officiant sacrilège.

Mais il y a aussi le contrechamp : ce que les yeux regardent, en l'occurrence le regard de Jane, la fille de Margaret, si souvent peinte, qui assiste passivement au déroulement de ce drame. 

la puissance créatrice

Marsile Ficin, au XVe siècle, postule que l'artiste est semblable à Dieu. Le voici donc divinisé, et on a pu parler du divin Raphaël ou du divin Mozart. Ce sont des créateurs. Mais, le temps passant, la référence à Dieu s'estompe et l'artiste redevient un simple humain, même s'il se prétend toujours "inspiré", ce qui suppose encore un lien direct avec un être surnaturel, à moins qu'une prétention démesurée ne l'incite à entrer dans une attitude de conflit et de rivalité avec Dieu.

Le Créateur

En hébreu, le verbe bara, "créer", ne peut avoir qu'un seul sujet : Dieu. Il ne peut s'appliquer à aucun homme. C'est dire que la Création du monde est un acte unique, transcendant.

Dieu géomètre, Bible moralisée de Vienne, Vienne (XIIIe siècle)

Yahweh, dans la Bible, crée donc toute chose à partir du néant, ex-nihilo, par le seul pouvoir de sa Parole. Les mythologies évoquent d'autres modes de création :
. En Égypte, le dieu Atoum naît de lui-même et sécrète tous les dieux primordiaux. Ou bien c'est Nout, la nuit étoilée, qui s'unit avec son frère Geb, la terre, pour enfanter l'univers.
. Pour le Rig Véda, en Inde, le Désir éclot dans le Vide pour former le germe premier qui unit Être et Non-Être.
. En Europe centrale ou orientale, un personnage mythique plonge au fond de l'Océan primordial et en rapporte une poignée de glaise qui forme la Terre.
. Chez les Germains, le vide béant génère Ymir, un hermaphrodite dont le corps et la transpiration produisent des géants.
. Dans la tradition orphique, Phanès émerge de l'œuf cosmique qui se fend en deux pour former le ciel et la terre.
. Selon Hésiode, au début est le Chaos au sein duquel les éléments constituant le monde sont tous mélangés ; Gaïa en émane, ce qui signe l'émergence de la vie. Elle engendre d'elle-même Ouranos qui va la féconder.
. Pour Platon, le démiurge trouve l'univers dans son état originel où des corpuscules se déplacent et se transforment sans aucune règle. En tant que pure intelligence il y met de l'ordre pour agencer le cosmos, notre monde .

Quoi qu'il en soit, initiative divine ou non, cet instant décisif de la création reste bien mystérieux pour nous. Tout autant que le Big Bang, ce point infinitésimal de l'espace-temps dont la cosmologie nous parle : "avant" il n'y avait rien, et puis tout à coup…

Le copiste

Autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé

Au Moyen-Âge, les artistes ne signaient pas leurs œuvres. En bons artisans, ils ne faisaient que représenter l'œuvre de Dieu, lequel reste le véritable Créateur. Â l'exemple du démiurge de Platon, ils faisaient advenir dans le domaine du sensible les Idées originelles du monde intelligible. Humblement ils mettaient en évidence la beauté suprême, au service et en hommage à Celui qui a tout créé.

Vincent Lindon dans Rodin de Jacques Doillon (2017)

C'est l'artiste désormais qui revendique le statut de créateur. Plutôt que de célébrer l'œuvre divine, c'est personnellement qu'il entend s'affirmer, témoigner de son propre ego. Le travail modeste, obscur de l'artisan qui transmet ce qui lui parvient de l'au-delà fait place au geste conquérant d'un Michel-Ange qui réinvente à sa façon la Création en la faisant surplomber le lieu du culte.

L'artiste façonne, donne vie à des nouvelles formes. Il produit, à partir de l'inexistant pour ne pas dire du Néant, une œuvre originale. Il est certain qu'il lui faut, pour ce faire, utiliser des matériaux concrets préexistants - pierre, toile, pigments colorés… - et aussi, qu'il ne veuille ou non, s'appuyer sur une certaine tradition, sur ce que d'autres ont réalisé avant lui. Reste à définir ce que l'on peut désigner comme "original" : est-ce nécessairement quelque chose de neuf, de nouveau ? Ce peut être aussi un modèle, un prototype destiné à être reproduit autant de fois que l'on veut. Une œuvre peut être copiée pourvu que le format soit différent, complétée par un disciple, ou réalisée "à la manière de" sans devenir pour autant des faux. Par ailleurs le style d'un artiste le pousse à se recopier, à devenir le faussaire de lui-même en reprenant les formes, les couleurs, les sujets qui permettent de l'identifier.

La beauté reste supérieure à l'artiste. La représentation, la transposition de la réalité sur un support serait-elle en soi un délit ? Le judaïsme proscrit la représentation de Dieu, et l'islam celle du corps humain. Ce serait usurper la création divine. Il s'agirait d'un comportement diabolique, du "singe de Dieu". On connaît le châtiment qui fut réservé à Prométhée pour avoir eu l'audace de créer les hommes, de leur donner un corps proche de celui des dieux et de voler pour eux le feu de Zeus. Comme le notait André Gide à propos de Dostoïevski, "il n'est pas de véritable œuvre d'art où n'entre la collaboration du démon."

Mais l'artiste finalement n'est-il pas juste un homme, lequel serait lui-même doté du pouvoir de création, en tant que copie de Dieu qui "l'a créé à son image" ?

Livres

. Ian NATHAN, Tim Burton - Itinéraire d'un enfant particulier, Dargaud, 2019
. Philippe PARRAIN, La diabolique Mécanique d'Alfred Hitchcock, Cinélégende, 2009
. Luigi GUARNIERI, La double Vie de Vermeer , Actes Sud, 2006 , Plon, 2020

FILMS

. Jacques AUDIARD, Un héros très discret, 1996
. Wash WESTMORELAND, Colette, 2018
. Jean-Luc LEON, Un vrai faussaire, 2013
. Giuseppe TORNATORE, The best Offer, 2013
. Sam CULLMAN, Mark BECKER, Jennifer GRAUSMAN, Le Faussaire, 2015
. Jean RENOIR, La Chienne , 1931