Cinélégende

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habiter un jardin

Du 10 au 20 juin 2021

jeudi 10 juin, 16h à 17h30 : Peinture et paysage : parcours commenté autour du Paysage, avec Raphaelle Hervé
Musée des Beaux Arts, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit
Réservations: 02 41 05 38 38 (pour raisons sanitaires, jauge limitée à 10 personnes) 

mardi 15 juin, 19h30 : Film
Horizons perdus (USA, 132 min.) de Frank Capra, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, président de l'association Cinéma Parlant
Cinéma Les 400 coups, 2, rue Jeanne Moreau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,20 €, réduit 6,60 €, carnets 5,40 € ou 4,80 €, moins de 26 ans 6 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,90 € 

jeudi 17 juin, 18h30 : Conférence légendaire  
Contes et légendes de Mère-Nature  par Geoffrey Ratouis, docteur en histoire

Innombrables sont les histoires contant les méfaits d'une nature hostile, impassible à la souffrance de ceux qu'elle porte, et dont les éléments déchainés arrachent à l'homme sa dernière once d'humanité. Pour autant, la terre sait aussi se faire généreuse, bienfaisante et maternelle, en donnant aux hommes, par l'entremise des déesses et des dieux, leur nourriture et les moyens de s'élever pour atteindre par eux-mêmes le divin.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

dimanche 20 juin, de 10 à 18h :   Journée "Vivre le jardin"
Découverte du projet d'un jardin pédagogique, avec l'association Wabi-Sabi. Animations familiales (atelier participatif, jeux, promenades, ...), expositions et projection du film Permaculture, la voie de l'autonomie de Carine Coisman et Julien Lenoir
Lué-en-Baugeois La Tuffière, en face du Domaine viticole Coignard-Benesteau 
Libre participation 
Espace pique-nique.

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Après avoir été engendré par la nature et avant de chercher à la dominer, l'homme éprouve le besoin de retrouver l'intimité d'un coin de nature à sa dimension, un lieu selon sa fantaisie où le temps du labeur peut faire place au rêve et à la simple jouissance de l'instant.

Il ne faut pas oublier que c’est dans un jardin que l’histoire de l’humanité a débuté : un don de la divinité dont on garde la nostalgie. Comment retrouver ces doux ombrages, le chatoiement des couleurs, le parfum des fleurs, le murmure des ruisseaux ? Comment recomposer à sa guise de réconfortants paysages d’harmonie ? Et comment parvenir à cette bienheureuse vallée, tapie au creux de la montagne, où, à l’abri du malheur, de la douleur et du déclin, règne l’éternelle jeunesse ? . 

Horizons perdus

Se distinguant du récit cinématographique traditionnel, nécessairement fondé sur une situation conflictuelle, Horizons perdus décrit une société harmonieuse, une utopie se référant à la fois aux traditions chrétienne et bouddhique, opposée au matérialisme et à la corruption propres à la société moderne. Reste à savoir sur quelle part de réalité repose cette évocation d'un monde idéal. Il faut se rappeler la double étymologie possible du mot "utopie"  : eu-topos, bon-lieu, lieu agréable, et u-topos, non-lieu, nulle part.

Le roman, puis le film ont érigé Shangri-La dans l'imaginaire collectif en un lieu mythique, qui s'apparente à la tradition du royaume de Shambala du bouddhisme tibétain : une terre pure, encerclée de montagnes, où seuls peuvent accéder ceux qui ont acquis le karma convenable ; un refuge qui, bien que terrestre, ne saurait être situé sur aucun atlas, « une tache blanche sur la carte » comme le constate Conway en examinant celle du pilote.

Shangri-La est également, depuis 2001, le nom dont le gouvernement chinois a rebaptisé, pour des raisons touristiques, la ville tibétaine de Gyalthang, dans la province du Yunnan.

Il semble pourtant qu'il s'agisse là d'un "paradis perdu", comme le suggère le titre qui implique une évidente désillusion : par-delà l'image du bonheur, le Grand Lama évoque un monde gangrené par « la passion de la destruction, où un homme seul pourrait s'opposer à toute une armée, un temps où l'humanité, enivrée par sa technologie meurtrière, deviendrait une menace pour le monde entier… » Il faut dire que ce message pacifiste date des années 30. Bientôt le contexte international va arracher Capra à ses rêves euphoriques de générosité pour l'amener à réaliser la série Pourquoi nous combattons destinée à soutenir l'entrée en guerre des USA.

Horizons perdus est atypique dans la filmographie de Capra, où la réussite se traduit volontiers en dollars, et où le rêve américain, tel qu'il l'a vécu et mis en scène dans ses comédies sociales et urbaines, postule qu'en toute fin de compte c'est l'argent qui fait marcher l'économie en s'affirmant comme le grand libérateur. Les magouilles financières font place ici à un espace bucolique. On s'aventure sur les rives du fantastique pour illustrer une sorte de conte philosophique. À rebours d'un Mr Smith ou d'un John Doe - « un homme du peuple" honnête, et plein de bon sens, catapulté dans un conflit avec les forces du mal dont il sort victorieux grâce à sa bonté innée » - ce film nous montre un homme qui renonce allègrement à une brillante carrière politique. Mais toujours avec un idéal de bonté.

Longtemps ce film fut considéré par le réalisateur comme son meilleur (et son plus gros budget). Il resta cependant longtemps ignoré car l'original s'était détérioré. Il manque encore dans la copie restaurée quelques minutes où l'image originale a été remplacée par des photographies de plateau.

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Thèmes mytho-légendaires

l'escapade

Quelque chose me dit que notre voyage ne fait que commencer…
Conway après le ravitaillement

Le générique nous fait survoler, en mouvements ascendants accompagnés de chœurs célestes, un paysage de montagnes. Il pointe vers l’optimisme, la pureté, l’idéal, loin au-dessus des conflits et soubresauts politiques dont on va être les témoins. Entre légende et réalité, nous approchons de la demeure des dieux, qu’il s’agisse de l’Olympe ou du Kailâsa.

On a vu comment le personnage principal de Au nom de la terre revenait de l’ouest vers l’est. Cinélégende avait par contre suivi le "voyage vers l’ouest" du héros de Dead Man. On situait autrefois le paradis terrestre en Orient, tandis que le parcours du soleil, et de bien des héros, menait vers l’Occident, aux bornes de la terre : vers les Îles des Bienheureux de la mythologie grecque ou la Terre de l'éternelle Jeunesse de la tradition celtique. C’est ce dernier trajet qu’a choisi Capra qui propose comme point de départ une localisation improbable en Chine de la ville portant le nom de Baskul, alors que le roman faisait venir l’avion de l’Afghanistan. Pas un retour vers le jardin d’Éden donc, mais la quête d’un lieu de paix par-delà la fin annoncée d’un monde. Mais le dénouement est resté problématique pour le réalisateur qui a opté pour une happy end, tandis que le romancier abandonne son héros tentant vainement de retrouver Shangri-La par-delà l’horizon : un paradis effectivement "perdu".

Les images du début nous plongent dans un chaos incandescent de violence et de de panique, sous la menace d’agresseurs qui restent invisibles, non identifiés : un enfer duquel Conway fait s’échapper les plus vulnérables. En attendant ce temps de transition dans l’avion qui nous fait passer de ce monde à un autre, tout en permettant de présenter les différents protagonistes.

Il faut en effet sortir de la réalité, faire une rupture dans le cours de sa vie et, par-delà le sommeil, une mort annoncée et une éprouvante pérégrination, accéder à l’autre rive. Un voyage vers l’inconnu, source d’anxiété, sauf pour Conway qui se laisse porter par l’aventure : « C’est excitant de ne pas savoir où on va. » Deux guides providentiels veillent successivement sur ce cheminement initiatique : le pilote qui, se présentant comme un ange du mal, évoque les funestes passeurs que sont Charon ou l’Ankou ; et Chang, l’ange gardien qui accueille et réchauffe ses nouveaux hôtes.

Ceux-ci ont dès lors cessé d’exister dans le monde des vivants, tout comme pour le 10 Downing Street qui conclut que l’avion s’est purement et simplement volatilisé. Leur retour dans le monde des hommes s’avèrera impossible, sauf pour Conway dont le récit des aventures, fabuleuses, ne sera qu’une belle histoire contée devant un scotch and soda au sein d’un club londonien.

le paradis perdu

L’étranger qui aborde en Utopie y est parfaitement reçu, s’il se recommande par un mérite réel, ou si de longs voyages lui donnent une science exacte des hommes et des choses.
Thomas More,
L'Utopie

Lorsqu’après avoir vaincu la montagne, ils émergent de la tempête de neige et de l’obscurité du dernier tunnel, les cinq rescapés sont confrontés à la lumière. Un travelling arrière de la caméra les accompagne en élargissant le champ de vision, tout en accentuant le contraste entre leur harassement et les lourds vêtements dont ils sont couverts, et le torse nu et la quiétude de ceux qui les accueillent. On pourrait évoquer ces diptyques qui opposent la lumineuse sérénité du séjour céleste au sombre chaos de l’enfer. Pourtant seul l’esprit ouvert de Conway est alors capable d’apercevoir, à leurs pieds, ce coin de Paradis et de s’en émerveiller.

Reste à savoir si cette barrière qui marque la frontière représente une protection ou une prison. Chacun des protagonistes la ressent à sa façon (voir les contraintes d’un certain confinement). En tout état de cause, un lieu où il est difficile d’entrer, et encore plus d’en ressortir. Rien n’existe plus au-delà, comme le suggèrent l’incertitude qui concerne l’existence espérée des porteurs et la dissolution de ceux-ci dans l’avalanche.

Les visiteurs malgré eux sont d’abord accueillis dans un jardin minéral de plantes grimpantes, subordonné à la froide rigueur des bâtiments. Mais bientôt le paysage se déploie en prairies, bois, cascades et étangs que Conway découvre en poursuivant Sondra, nouvelle Ève montée sur un cheval aussi blanc que l’était Tír na nÓg,, ce cheval magique qui mène les enfants du film Le Cheval venu de la mer vers la Terre de l’éternelle jeunesse. On se rappelle aussi le héros gallois Pwyll qui poursuit vainement la déesse Rhiannon montée sur un beau cheval blanc que nul ne peut rattraper même s’il marche au pas… La nature s’humanise par la suite, elle est habitée. Elle devient jardin où l’on travaille, chante, joue, et où l’on peut échanger de doux propos…

Ce jardin est, selon la tradition paradisiaque, irrigué par une vallée, même si l’on ne voit là qu’un seul des quatre fleuves. Il pourrait aussi s’agir de l’Eldorado, puisque l’or y prolifère. C’est surtout le Paradis retrouvé à la fin des temps, par-delà toutes les tribulations de l’histoire humaine : le Jardin-des-arbres-aux-pierres-précieuses auquel accède Gilgamesh, les Îles Fortunées, les Champs-Élysées, le Paradis de Dante, ou la Jérusalem céleste, réplique du Paradis terrestre des origines, dont l’Apocalypse dit : « La ville était d'or pur. […] Il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations. »

l'appel des sirènes

Je n’avais jamais rêvé que cette beauté volante pourrait venir sur terre et dans mes bras.
Conway à Sondra

À la découverte des merveilles de Shangri-La, s’ajoute pour Conway la rencontre, dès son arrivée, avec Sondra. L’annonce d’une histoire d’amour qui constitue une innovation de Capra par rapport au roman, en fait une concession aux codes du cinéma. Elle n’en fait pas moins sens : la jeune femme apparaît d’abord en contre-plongée, pour ainsi dire dans les espaces célestes. Elle incarne pour le nouvel arrivé qui, sous le charme, trébuche, ces femmes de l’autre monde qui savent accueillir les héros ou les hommes justes, telles Morgane et ses sœurs sur l’île d’Avalon ou les houris du paradis musulman.

Conway est accueilli par le rire bienveillant de Sondra. Il la découvrira plus tard sublimée par la musique. C’est en cavalière qu’elle l’attirera avant de se révéler en femme-sirène, mais elle sera encore femme aux oiseaux (après tout les sirènes n’étaient-elles pas à l’origine des femmes-oiseaux ?). Et Conway manifeste sa crainte de la voir disparaître à la façon de ces femmes-cygnes qui, dans les contes, retrouvent leurs plumes, s’envolent et disparaissent : « J’espère que vous n’allez pas m’échapper cette fois. » Sondra devient ainsi, sous ses différentes formes, l’incarnation du jardin, étendu à toute la nature.

George, lui, explore les méandres du palais, court de chambre en chambre et découvre Maria occupée à tisser. Rencontre qui, toute charmante qu’elle soit, s’avèrera funeste. On se rappelle le sort réservé à l’héroïne de Perrault (après tout l’inventeur et maître de Shangri-La n’est-il pas un homonyme du conteur ?) : « La jeune princesse, courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu’au haut d’un donjon, dans un petit galetas où une bonne vieille était à filer sa quenouille... »

l'élu

Vous avez toujours appartenu à ce lieu sans le savoir… Je savais que vous viendriez, et que vous ne repartiriez plus.
Sondra à Conway

George est, de par sa légèreté et son aveuglement, promis à un sort funeste. Conway semble, lui, béni des dieux, ou plutôt des fées, en l’occurrence de Sondra qui avait prédit et favorisé sa venue. Doté de toutes les qualités et destiné à un riche avenir dans la société des hommes, il appartient en fait au monde merveilleux de Shangri-La qui attend son retour et auquel il a toujours secrètement aspiré. Lui seul se montre capable de comprendre le message, contrairement aux autres : Barnard, Gloria ou Lovett, tout englués qu’ils sont au départ par l’avidité, le renoncement et la défiance qui les définissent. Ce qui ne les empêchera pas de trouver ensuite leur place dans ce lieu providentiel.

C’est à Conway qu’est accordé le privilège d’accéder, en gravissant un escalier en colimaçon et en passant une porte hexagonale, au Saint des saints, et de s’y entretenir avec le Grand Lama. Il touche ainsi à la révélation, prend conscience de sa raison d’être et se voit investi par le père Perrault de la mission qui lui était réservée : « Je place entre vos mains le futur et le destin de Shangri-La ».

On peut voir un rite pascal dans ces deux volées de cloches : d’abord pour accompagner les funérailles du Grand Lama et l’investiture de Conway, avant que celui-ci soit traversé par le doute au point de renoncer et de repartir dans l’au-delà des montagnes ; puis pour célébrer son retour à la fin du film. Elles font alors le lien entre la terre et le monde céleste, proclamant la résurrection de l’Elu.

Shangri-La se veut comme la pépinière d’un monde nouveau, dans l’attente de ce jour où les nations, emportées « en de vulgaires passions et désir de détruire » et en « une orgie d’avidité et de brutalité », s’effondreront. Une vie nouvelle pourra alors éclore dans cette vallée, qui « essaimera de par le monde ». On retrouve là l’inébranlable optimisme de Capra pour lequel la détermination d’un individu, porté par ses rêves, est capable de rédimer la société, et pourquoi pas le monde ?

réalité de l'utopie

Vous ne devriez pas regarder le bas de la montagne. Pourquoi ne pas essayer de regarder le sommet des fois ?
Chang à Gloria

Capra reste fidèle à sa conception de l’idéal tout en la transposant dans un cadre naturel. Déjà en 1930, il résumait l’intrigue de son Ladies of leisure par cette adresse du jeune homme à la prostituée : « Levez les yeux, regardez les étoiles ! »

Son Shangri-La est bien tangible, mais il représente un rêve qui se serait déposé sur terre. Sa matérialité, avec « sa base enracinée dans la terre de cette vallée fertile, alors que son sommet scrute l’éternel », s’impose à Conway, lequel ne manque pas d’être troublé par le fait de ne pas s’étonner de l’existence de Sondra. Transplanté dans ce nouvel Éden, il perd le sens des réalités. Alors que l’incertitude règne dans l’avion et que la situation est on ne peut plus angoissante, il soupire simplement : « Je faisais un si beau rêve. » Et, alors qu’il baigne dans la félicité, c’est le monde de l’extérieur, le monde matériel, qui lui apparaît comme irréel. Son amnésie plus tard témoignera de la confusion de son esprit, lequel effacera son séjour à Shangri-La comme un rêve qui se volatilise à l’instant où l’on s’éveille. Et pourtant, comme il le disait à son frère, il s’agit d’un acte de foi : « Je crois en cela, et je ne veux pas le perdre » Tandis qu’à la fin Gainsford, qui a perdu la trace de Conway, se raccroche à cette belle histoire : « J’y crois parce que je veux y croire. »

À l’opposé de la volonté de domination et d’expansion sur la nature, fondée sur la démesure, que Cinélégende a observée dans le film Au nom de la terre, c’est la modération qui, à Shangri-La, est la règle : « la vertu d’éviter les excès de toute sorte, y compris les excès de vertu ». Tout est permis dans cet environnement où chacun est respectueux des autres, et où l’on peut proclamer, comme dans la joyeuse maisonnée de Vous ne l’emporterez pas avec vous : « Chez nous, tout le monde fait ce qu’il veut. » Un esprit de tolérance qui implique une inversion des valeurs, à commencer par un pacifisme que prêchait déjà Conway lorsqu’il envisageait, en tant que ministre des affaires étrangères, de commencer par « détruire tout le matériel de guerre ».

Sondra aimerait « que le monde entier puisse venir dans cette vallée ». Elle est convaincue que des millions de personnes « espèrent secrètement rencontrer un paradis où ils trouveront la paix, où il y aurait beauté et confort ». Lovett lui-même sait reconnaître que « cet endroit est incroyable ». Tout comme Barnard, il en arrive à expérimenter un paradis à hauteur d’homme : le vin, les rires, la sympathie des habitants, le fait d’être bien dans sa peau et de sentir utile…

Il n’y aurait pas de Shangri-La si les conditions météorologiques et minéralogiques ne s’étaient pas conjuguées pour permettre à ce lieu de prospérer. Le secret du bonheur et de la réalisation de soi reste cependant, chez Capra, toujours d’ordre matériel, lié à la possession : l’or à profusion dans ce film, tout comme l’argent qui coule à flots à la fin de La Vie est belle.

C’est dans le luxe, autour d’une table richement garnie, que les nouveaux arrivants sont d’abord accueillis. Car Shangri-La n’est pas seulement un havre de paix. C’est aussi, et peut-être avant tout, un lieu d’abondance où serait entreposé tout ce qui fait la richesse du monde. Le Grand Lama s’en explique : « J’ai pris la résolution d’amasser le plus de belles choses que je pus, et les ai préservées ici face à la ruine vers laquelle court le monde. »

le jardin secret

J’espère que Robert Conway trouvera son Shangri-La. J’espère que nous tous, nous trouverons notre Shangri-La.
Gainsford en conclusion, à la fin du film

Ce domaine bienveillant et stimulant, enchâssé au cœur d’un paysage hostile et tributaire d’un palais rigide et aseptisé, constitue un jardin qui sublime la nature en y incluant ses multiples composantes : montagne, rivière, cascade, lac, forêt, verger... C’est assurément un lieu favorisé. Shangri-La, serait-il réservé à une élite ? Une sorte de refuge évoquant ces ensembles résidentiels fermés et sécurisés où s’isolent certains privilégiés ? On pourrait le penser, d’autant plus que ses hôtes bénéficient de la longévité, nécessairement réservée à une heureuse minorité, cette longévité (et immortalité) dont rêvent aujourd’hui les transhumanistes.

Il semblerait plutôt que Shangri-La soit en fait personnellement réservé à Conway. Sondra peut d’ailleurs dire que « chacun, dans son cœur, souhaite un Shangri-La ». Car il n’y a en fait pas d’exclusion, il suffit de le désirer. À chacun son jardin, son jardin intime.

Il faut néanmoins totalement s’y investir. Impossible de ressortir du Paradis, d’échapper à la félicité, sauf à s’en voir définitivement exclu et de disparaître. On se rappelle ces contes où l’on sort du temps, ou le mythe du héros irlandais Bran qui s’embarque en quête de l’Autre monde. Le cours du temps y est suspendu, et celui qui, pris de nostalgie, veut remettre le pied sur la terre ferme, recouvre l’âge qui devrait être le sien, et son corps tombe en poussière.

Le gardien de cet Éden est le Grand Lama, qui en est le Père spirituel, pour ainsi dire éternel. Il se tient à l’écart, et son esprit plane au-dessus de la vie du monastère sans y participer directement, sauf à convoquer l’Élu afin de s’entretenir avec lui. Sa boiterie par ailleurs en fait un passeur, à l’exemple de bien des personnages mythiques qui savent communiquer avec la transcendance, un pied ici-bas, et l’autre dans l’au-delà.

jardins

Le terme de "jardin" désigne à l’origine un enclos, qui délimite l’étendue de ce que l’on a accumulé et que l’on veut protéger.
Gilles Clément (Interview Connaissance des arts, 1999)

Lorsque Sondra parle de "paradis" , elle dit plus précisément, en anglais, garden spot , "coin de jardin" . Il faut se rappeler l'étymologie perse pairi.daêza , "autour-mur en argile", donc "enceinte". Il s'agit d'un parc fermé et bâti. Notre mot "jardin" renvoie aussi étymologiquement à la notion d'"enclos" : essentiellement un lieu protégé, opposé au monde naturel qui l'environne, aménagé pour son agrément et son plaisir par l'homme qui s'y affirme en gardien de la Création, de même que l'Éden fut l'œuvre de Jahvé qui « fit pousser des arbres de toute espèce, séduisants à voir et bons à manger », et dont on dit qu'il fut le premier des jardiniers (annonçant la méprise de Marie-Madeleine lorsqu'elle confondra Jésus ressuscité avec le jardinier).

jardins enchanytés

Quelque chose me dit que notre voyage ne fait que commencer…
Inscription à l’entrée du jardin d’Épicure (Sénèque, Lettre XXI)

Le Jardin profané, miniature persane, XVIème siècle

Espaces de fraîcheur et de sérénité au cœur du désert, les jardins persans offrent la quintessence de ces jardins merveilleux, lieux de parfaite harmonie ou d’apparences trompeuses, qui émaillent l’imaginaire de l’humanité : des jardins suspendus de Babylone au pays d’Oz, en passant par les pommes d’or des Hespérides, par Cythère, la Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, par le Verger de Déduit du Roman de la Rose, par le parc royal de Versailles et le plus intime Hameau de la Reine, ou par les jardins secs et les cerisiers en fleurs du Japon, objets de méditation...

La vocation des jardins est, contrairement aux champs fertiles, de rester frivoles, festifs. Ils ouvrent sur un monde parallèle, magique, à l’abri de l’agitation du monde. Ce sont des lieux d’innocence, de pureté et de méditation, ou bien de désir et de volupté.

L’amant du Cantique des Cantiques pénètre un « jardin fermé, [s]a sœur, [s]a fiancée », avant que le jardin clos symbolise Ia virginité de Marie. C’est au contact de la végétation luxuriante d’un jardin que l’abbé Mouret du roman de Zola s’éveille à la beauté de la nature et découvre sensuellement l’amour, alors que les jardins éphémères d’Adonis déplorent, avec Aphrodite, la mort du bel éphèbe. Les déclarations d’amour, dans les films, se font souvent dans des parcs, au clair de lune : le couple s’isole, à l’écart des convives, et c’est au cœur de Central Park que la danse accorde les pas et les sentiments de Fred Astaire et de Cyd Charisse dans Tous en scène de Minnelli… L’Incompris de Comencini nous introduit dans un jardin édénique de deuil et de douleur, tandis que le Jardin secret d’Agnieszka Holland s’avère avoir des vertus vivifiantes. Ces havres de paix peuvent aussi recéler de troubles secrets, comme ceux de Meurtre dans un jardin anglais ou de Blow up… Sans oublier la fameuse injonction de Voltaire : « Il faut cultiver son jardin. »

utopies

Tout jardin est une utopie réalisée, un avant-goût du ciel et une oasis dans la laideur du monde.
Santiago Beruete,
La Sagesse des jardins

Cultiver son jardin comme on enrichit son esprit, c’est toujours une affaire de culture… Fruit de l’inventivité et du labeur de l’homme qui entreprend de façonner la nature, le jardin est fondamentalement une utopie : le rêve d’un monde meilleur, d’un monde parfait, et la mise en œuvre de ce rêve ; l’implantation dans la réalité, et en un lieu, d’une vue de l’esprit qui est étymologiquement (u-topie) censée ne se trouver nulle part. Par-delà le cloître du monastère et ses parterres fleuris ou le phalanstère que Victor Considérant voit « comme une île marmoréenne baignant dans un océan de verdure», les "utopies concrètes" - création de parcs dans les grandes villes, cités-jardins, jardins familiaux ou toits végétalisés - se multiplient un peu partout dans le monde : autant d’ébauches de sociétés idéales.

Paul Hey, Le Pays de Cocagne, Westfälisches Schulmuseum, Dortmund

De là à rêver d’un pays de Cocagne hérité du mythe de l’Âge d’or, où la généreuse nature prodigue une abondance sans bornes tout en valorisant la paresse : « Une île de sucre avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel, des rivières de sirop, qui coulaient dans la campagne » (Fénelon, Voyage dans l’île des plaisirs)… Les contes celtes évoquaient déjà ces îles mirifiques et inaccessibles, qui, telles Avalon, l’Île des Pommes, ignorent la tromperie, la maladie et la mort, où résonnent de douces musiques et où vivent des femmes magnifiques.

L’utopie, concrétisée, connaît cependant ses limites. Inévitablement elle devient dystopie, écœurement ou asservissement. Hölderlin notait : « Ce qui fait de l’État un enfer, c’est que l’homme essaie d’en faire un paradis. » Les enclaves que constituent les résidences fermées, privatives et sécurisées, apparaissent comme de bien pauvres copies du jardin d’Éden. Le bonheur des privilégiés qui vivent à Shangri-La se heurte à l’impossibilité d’en sortir, ils se retrouvent prisonniers du paradis. Après tout, comme l’observe Proust dans Le Temps retrouvé, « les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus ».

le refuge

Ce lieu, tout proche de la maison, est tellement caché par l’allée couverte qui l’en sépare qu’on ne l’aperçoit de nulle part. L’épais feuillage qui l’environne ne permet point à l’œil d’y pénétrer, et il est toujours soigneusement fermé à la clé.
Jean-Jacques Rousseau,
La nouvelle Héloïse

Le Jardin secret, photogramme du film d’Agnieszka Holland

À l’écart des turpitudes du monde profane, opposé aux espaces sauvages ou aux champs largement ouverts sur l’horizon, ceint d’une palissade, d’un haut mur, d’une haie ou d’un simple fossé, le jardin constitue un espace protégé, un monde en réduction obéissant à la fantaisie de l’homme. Il opère la fusion entre nature et artifice, une tentative pour maîtriser le mouvement même de la vie et l’écoulement du temps sous forme d’œuvre éphémère. Il insuffle un ordre et un sens au sein de l’environnement dont il sublime l’harmonie en en corrigeant les imperfections.

Art du maquillage donc, il est en même temps révélateur de l’intimité de l’âme. Lieu propice aux rencontres, au dialogue, aux confidences, il est aussi un lieu de recueillement qui permet un retour sur soi. Comme pour le professeur des Fraises sauvages nostalgique de sa jeunesse, il favorise la restauration de l’ingénuité primitive, il ressuscite « le vert paradis des amours enfantines ».

Les bosquets sacrés de l’Antiquité fournissaient de même un abri contre la vie triviale et étaient considérés comme des temples vivants. C’est ainsi que le droit d’asile s’appliquait au nemus romain où l’autorité temporelle abandonnait ses droits face à l’autorité divine naturelle. Les forêts elles-mêmes cessent d’être terribles, menaçantes ; elles deviennent des refuges, marquées au sceau de l’innocence et de la protection. Elle abrite les amours de Tristan et Iseult aussi bien que les secourables exploits de Robin des bois.

On sait que saint Fiacre protège les jardiniers, mais les Angevins se rappellent-ils qu’il en est de même de leur saint évêque Maurille qui, se réfugiant par pénitence en Angleterre, s’y engagea chez un seigneur comme jardinier ? Ces deux saints, représentés armés d’une bêche, comme l’est également saint Maur, apparaissent en tant que créateurs d’espace humanisé, en opposition aux forces brutes du tellurisme.

Paysages

Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde.
Michel Foucault,
Dits et écrits

Le jardin reste une émanation du paysage dont il est l’idéalisation. Il implique la perfection et montre la nature telle que Dieu aurait dû la créer. Il expose un Univers à échelle humaine, un monde en réduction dont l’ultime forme serait le bonsaï. Cultiver un jardin revient à façonner et ordonner l’environnement, afin de le comprendre et d’en prendre possession. Il y a continuité entre jardin et paysage. En Orient, le jardin entend s’inscrire en relation avec le paysage lointain, tandis qu’en Occident, le ha-ha est un fossé qui, escamotant une clôture trop visible, permet de dégager la vue sur le paysage environnant tout en bloquant le passage.

Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, musée d’Orsay, Paris

Le paysage est à l’environnement ce que le jardin est à la nature : il est contemplatif et s’affirme en opposition avec un cadre de vie dont la finalité se résume à son utilité pratique. Il est essentiellement une affaire de regard et n’existe que dans la mesure où il est vu, admiré, éventuellement reproduit et magnifié par l’œil et la main d’un artiste. Cézanne relevait que c’était grâce à lui que les paysans du voisinage purent apprendre à voir la Sainte-Victoire. Reste à savoir combien de nos contemporains, gavés d’images virtuelles, savent observer les jardins ou les paysages qu’ils traversent, où ils vivent.

Les ascètes, dédaignant les "choses d’en bas", refusaient cependant d’accorder la moindre attention aux beautés de la nature : on dit que, vingt années durant, saint Elpide n’a jamais porté les yeux vers le soleil ni les étoiles, et que saint Eusèbe se défendait de jamais regarder la campagne et de jouir du plaisir de considérer la beauté du ciel et des astres. C’est cependant dans un jardin, sous un figuier, que saint Augustin s’ouvre à la grâce et se convertit (c’est également au pied d’un figuier que Bouddha atteint l’éveil). Pour lui, le jardin, tel l’Éden des origines, manifeste l’œuvre de Dieu, et annonce les « délices de [S]on paradis toujours verdoyant ».

Programme 2020-21

 

horizons perdus

USA - 1937 - 132 minutes - noir et bllanc - VO

Réalisation :Frank Capra
Scénario : Robert Riskin, d'après James Hilton
Image : Joseph Walker
Musique : Dimitri Tiomkin
Interprètes : Ronald Colman (Robert Conway), Jane Wyatt (Sandra), John Howard (George Conway, Edward Everett Horton (Alexanter P. Lovett), Thomas Mitchell (Henry Barnard)

 

SUJET
1935 en Chine. Sous la menace d'une révolution, le diplomate anglais Robert Conway doit prendre la fuite avec quatre Américains. Mais leur avion est détourné et s'écrase en plein Himalaya. Ils parviennent de façon inattendue dans la vallée paradisiaque de Shangri-La où le temps semble s'être arrêté et où la vie, hors de tout souci, se met au diapason de la nature. Ils devront s'adapter à l'harmonie qui règne en ces lieux.