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Descente aux enfers : l'enfer sur terre (Comment l'homme façonne son propre enfer)

Dans le cadre de la Fête de la Science, avec le soutien de la Région des Pays de la Loire et la participation du lycée Joachim du Bellay et de l'université d'Angers (Faculté de Médecine).

mardi 14 octobre, 18 à 20h : Ciné-Bistrot
Mise en bouche / apéro

Café Latin, 23, rue Bodinier, Angers

Prix des consommations

le mardi 14 octobre, 20h15 : Film
Grand Central (France, 94 min.) de Rebecca Zlotowski, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, en présence de représentants de l'association Sortir du Nucléaire.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55 €

mercredi 15 octobre, 19h30 : Conférence
La médecine nucléaire : applications diagnostiques et thérapeutiques, par le professeur Hindré, maître de conférences à l'Université d'Angers, Micro et Nanomédecines Biomimétiques.

Si certaines applications du nucléaire civil sont facilement identifiées, comme dans le cas de la production d'électricité, d'autres le sont moins, notamment dans le domaine de la santé. Pourtant, dès la découverte de la radioactivité naturelle, il y a plus d'un siècle, l'utilisation de ses propriétés en santé a été imaginée. Cette présentation retrace les grandes étapes de ce parcours jusqu'à nos jours, où l'activité de médecine nucléaire occupe désormais une place centrale. Après une description des propriétés des rayonnements ionisants, mais également des dispositifs d'imagerie associés, plusieurs applications ciblées viendront illustrer l'impact de la médecine nucléaire en clinique.
Amphi Simone Veil, Faculté de Médecine, 28 rue Roger Amsler, Angers
Gratuit

jeudi 16 octobre, 18h30 : Conférence
Le risque nucléaire et sa médiatisation - Le risque nucléaire : médiatisation, représentations sociales et imaginaire collectif, par Marie-Thérèse Neuilly, consultante, sociologie du risque et des crises, professeur émérite de l'Université de Nantes.
Les catastrophes industrielles jalonnent l'histoire de nos sociétés modernes et l'accident nucléaire apparaît comme particulièrement redoutable, avec des effets dont on ne connaît ni la nature ni la temporalité, et qui peuvent concerner la planète entière. Cette dangerosité invisible peut affecter les générations à venir. Une importante médiatisation participe à la construction d'un imaginaire collectif qui mérite d'être analysé.  
C'est à travers trois situations que seront saisies les représentations du risque nucléaire, représentations qui prennent leurs origines dans l'histoire de la guerre (bombardements et essais d'armes nucléaires) puis dans celles des catastrophes industrielles ( Tchernobyl- Fukushima).

Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

jeudi 16 et vendredi 17 octobre, 9 à 12h : Conférences destinées aux lycéens
- La médecine nucléaire : applications diagnostiques et thérapeutiques
- Nouveaux développements dans le domaine des radiopharmaceutiques
par le professeur Hindré, maître de conférences à l'Université d'Angers, Micro et Nanomédecines Biomimétiques.

Amphi Simone Veil, Faculté de Médecine, Rue Haute de Reculée, Angers
Gratuit

vendredi 17 octobre, 20h : Film et débat, en présence d'Alain Juigné, Président départemental et de Michel Verger, Président honoraire de l'AVEN (Association des Vétérans des Essais Nucléaires)
Pluie noire (Japon, 123 min.) de Shohei Imamura

Maison de quartier Le Trois-Mâts, place des Justices, Angers
Gratuit

du mardi 7 au vendredi 17 octobre : Exposition
Rayonnements ionisants et santé
Une exposition de :
La Structure Fédérative de Recherche François Bonamy
La Mission régionale de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique
Le Service de physique médicale du Centre René Gauducheau
Avec le soutien de la Région des Pays de la Loire, NucSan, l'Université de Nantes, la Ligue contre le cancer, le Cancéropôle Grand Ouest, l'Inserm et la Casden

Lycée Joachim du Bellay, rue Marie Talet, Angers - contact : 02 41 43 64 12
Gratuit télécharger le livret au format PDF

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

La puissance de Dieu irradie tout l'univers. Qu'en est-il lorsque l'Homme renouvelle le sacrilège de Prométhée en dérobant le feu céleste et tente de se substituer à Lui ? Lorsque, assoiffé de connaissance, il veut en savoir autant que Lui et signe le pacte faustien ?

Le fait de chercher à percer les secrets ultimes de la matière, ou du vivant, ne saurait rester anodin. Ce n'est pas sans un certain sentiment de crainte et de culpabilité qu'on se les approprie, même si c'est pour les mettre au service de l'humanité.

Les représentations que le public se fait de ces tentatives, telles qu'elles sont véhiculées par les médias, recoupent les grands mythes. Elles prennent volontiers une dimension apocalyptique qui parfois se traduit dans les faits.

Grand Central

Rebecca Zlotowski consacre son deuxième film au monde ouvrier prolétaire auquel s'étaient autrefois intéressés Jacques Becker ou Jean Renoir. Elle se penche sur le quotidien des intérimaires du nucléaire, chargés de décontaminer les centrales afin que les titulaires puissent y intervenir sans danger.

Elle s'est inspirée du roman La Centrale d'Elisabeth Filhol, en y ancrant une histoire d'amour. Elle écrivait le scénario lorsque la catastrophe de Fukushima est venue menacer la Californie où elle se trouvait  : « Cette tragique coïncidence nous a donné la certitude que nous avions raison d'écrire le film ».

Le tournage s'est fait alternativement en numérique, pour souligner la dureté et la précision de la lumière artificielle, et en argentique, « pour rendre compte des peaux, du soleil, de la chaleur et du climat ». Les séquences d'intérieur ont été tournées en Autriche, dans une centrale qui n'avait jamais été mise en activité, ce qui a donné toute son authenticité à cette description d'un environnement de travail, authenticité à laquelle la réalisatrice était particulièrement attachée.

« Grand Central ne milite ni pour ni contre le nucléaire, et plutôt qu'un film social sur le nucléaire, qui en dénoncerait un état des lieux, je voulais que ce soit le sentiment amoureux qui devienne subversif et vienne dérégler la micro-société de la centrale. »

Pluie noire

Inspiré par le roman d'Ibuse - un classique au Japon -, le film en renverse l'équilibre : au lieu de développer la chronique vécue des jours suivant la catastrophe, il s'attache au drame intime de la jeune Yasuko cinq ans après, avec d'insoutenables flash-back sur cette atroce expérience. La vie a repris ses droits, chacun accepte son sort avec fatalité et résignation. Mais l'Histoire fait irruption et bouscule l'existence de cette famille marginalisée.

Cet hommage crépusculaire aux victimes d'Hiroshima devient réflexion sur la mort. Imamura met en scène le destin d'individus confrontés à la mort, chez qui celle-ci gagne tout doucement du terrain, inéluctablement. Au sein d'un environnement serein, apaisant, presque idyllique, éclatent de violents cris de colère, d'angoisse.

Ne sommes-nous pas tous des irradiés ? La vie n'est-elle pas, après tout, qu'une survie dont le terme est imprévisible puisqu'il n'obéit à aucune logique ?

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thèmes mytho-légendaires des films

L'embarquement pour l'île des morts

La frégate longea la côte jaune et basse de Long-Island, et, à huit heures du soir, après avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut à toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique.
Jules Verne, Vingt Mille lieues sous les mers
Ouverture de Pluie noire
Shutter Island de Scorsese s'ouvre sur une traversée qui mène de toute évidence ses héros vers l'Île des Morts, vers l'enfer. Il en est de même pour ces deux films : Hiroshima se traduit par « grande île », et la première image de Pluie noire est effectivement, dans un grand silence, celle d'une île. Le premier son est celui d'un camion dont la suite du film montrera, avec le personnage de Yuichi, à quel point ce bruit peut être traumatisant, signe de mort. Puis c'est l'oncle qui prend le train de la désolation, avant que Yasuko, en bateau vers la « grande île », ne reçoive cette funeste pluie noire qui scellera son sort. Le film fera par la suite des allers-retours entre le présent et un passé sans cesse résurgent, entre le monde des morts et celui des (sur)vivants, transposant ainsi un thème récurrent des mythologies qui s'impose violemment avec l'image d'une mère tenant dans ses bras son enfant calciné : une « pietà » qui s'inverse à la fin lorsque Huichi porte Yasuko mourante.

Gary arrive à la centrale
Le bruit du train au début de Grand Central, alors que l'on découvre la centrale sur l'autre rive du fleuve, comme sur une île, évoque le roulement de tambour menant le condamné à la mort. On retrouvera plusieurs fois ce rythme funèbre dans la partition musicale ou dans les bruitages du film : lorsque Gary, avec ses compagnons, attend le verdict de la visite médicale, juste après le baiser censé lui expliquer les effets de la dose, ou lorsqu'il retrouve Karole au cœur de la centrale. La substitution du portefeuille dans ce même train pourrait représenter l'obole symbolique accordée à Charon pour passer de l'autre côté, tandis que la queue pour l'embauche évoque le Jugement : il y a beaucoup d'appelés, qui sera élu ? élu ou bien damné, sachant que l'appréciation « très bien », répondant au manque de qualification, sonne comme une condamnation ? Là aussi il est question d'itinérance avec les passages d'une centrale à une autre ; on prend sa dose, et on recommence ; on établit une familiarité avec la mort.

L'enfer à petites doses

Vous êtes venus surprendre un secret que nul homme au monde ne doit pénétrer.
Jules Verne, Vingt Mille lieues sous les mers
Yasuko observe sa dégradation
L'homme a toujours aspiré à percer le secret des dieux. A ses risques et périls, Prométhée le sait bien qui a dérobé le feu céleste et s'est retrouvé condamné à avoir le foie perpétuellement dévoré par un aigle. Ce supplice préfigure la mort lente qui ronge de l'intérieur les victimes du nucléaire : Gary, Yasuko ou leurs proches. Yasuko perd ses cheveux par poignées, Géraldine doit être tondue, et le mal, invisible, hors champ, gagne peu à peu du terrain.

Qu'il tombe du ciel ou émane des profondeurs du cœur de la centrale, il frappe aveuglément, s'incruste sur la joue de l'oncle et imprime sa marque, noire comme cette pluie noire, noire comme un indélébile péché originel. Et l'amour, la « petite mort », c'est comme la dose : on s'expose sans prendre garde et on se condamne soi-même.
Gary s'interroge sur son état
Alors que Gilles, dans Grand Central, évoque les « supplices » qui guettent les irradiés, Toni affirme : « On apporte la lumière. C'est un combat ». Mais qui porte la lumière, si ce n'est Lucifer (lux ferre), le maître de l'enfer ? Dès lors, les décontamineurs (des purificateurs donc) deviennent, bien malgré eux, l'enjeu d'une étrange cérémonie : la centrale apparaît comme un temple monumental. Les vestiaires en sont le vestibule où les officiants se préparent avant de franchir la lourde porte qui mène au chœur du sanctuaire, au cœur du réacteur. Les alertes qui retentissent dans la campagne environnante annoncent l'accomplissement du sacrifice et résonnent comme un tocsin insistant : la menace ne peut pas être conjurée car il n'y a finalement pas de petites doses. Comme le remarque Toni : qu'il s'agisse de la réaction nucléaire, de la centrale ou de l'amour, « ça s'arrête pas comme ça. »


Et quand on ne peut pas arrêter ça, cela devient Hiroshima (nom qui rime avec Fukushima, « l'île du bonheur ») : prélude à l'Apocalypse, la fin de tout. Le temps s'arrête à 10h14, et la remarque de la femme dans le bateau de Pluie noire : « Il fait sombre ! » fait écho à st Luc annonçant la mort du Christ : « Il y eut des ténèbres sur toute la terre. » D'un coup les hommes deviennent des morts en sursis, de la même façon que nous sommes tous des « irradiés » ?

La rencontre avec le monstre

Le monstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclat très-intense, mais inexplicable [...] Cette magnifique irradiation devait être produite par un agent d'une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très-allongé, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l'insoutenable éclat s'éteignait par dégradations successives.
Jules Verne, Vingt Mille lieues sous les mers
Gary affronte le taureau
Il est un moment où il faut bien affronter le démon. Dès le début de Grand Central, Gary est confronté à l'épreuve du rodéo. Il maîtrise, ou du moins croit maîtriser le taureau mécanique, de la même façon que Thésée domina le Minotaure. C'est pour lui une façon d'être adoubé par le groupe de ses collègues. Mais le défi est d'une tout autre dimension : c'est l'atome qu'il s'agit de dompter, et Toni, dans les dernières images du film, continuera à s'y employer, bien illusoirement sans doute (image au ralenti). Autre symbole de la rencontre avec le monstre : entre l'amour et le travail - tous deux périlleux -, la visite à la Ferme aux Crocodiles voisine de la centrale. Figure ambigüe, le crocodile a souvent été considéré, notamment en Égypte, comme un symbole de fécondité, quoique le dieu Sobek ait aussi été chargé de dévorer les âmes des damnés.
La rencontre avec Karole


A l'image de cet animal qui peut rester immobile des heures durant, la gueule ouverte, la centrale, génératrice de richesse, semble inerte mais constitue une perpétuelle menace. Faut-il par ailleurs considérer que l'apparition de Karole et son baiser sauvage pour faire ressentir à Gary les effets de la dose (« la peur, l'inquiétude, la vue brouillée, la tête qui tourne, les jambes qui tremblent... »), représente encore une rencontre avec le monstre ?

Plus insidieux encore est la créature diabolique qui dévore petit à petit Yasuko et sa famille. Mais l'immense nuage bourgeonnant a déjà frappé, lourdement ; il a tout écrasé, broyé, embrasé, déchiqueté. L'homme, l'individu, devient quantité négligeable, totalement vulnérable lorsqu'il se retrouve face au colosse, qu'il s'agisse du champignon nucléaire, ou bien des tours de la centrale qui pèsent sur les paysages de Grand Central. Le combat, dans Pluie noire, est sans issue. Seul Yuichi continue à se précipiter pour affronter les camions et tente vainement de conjurer le mal en le sculptant dans la pierre.

Les con-damnés

Laissez toute espérance, vous qui entrez.
Dante, La divine Comédie (inscription sur la porte de l'Enfer)

La lourde porte rouge se referme sur les décontamineurs. Déjà auparavant Gary hésitait à entrer chez Toni, et c'est là qu'il découvrait des cheveux blonds sur une brosse, du maquillage et même un lit défait, de quoi évoquer une Mélusine ou une sirène, l'une de ces grandes séductrices de la mythologie : celle même qu'il suivra dans la nuit, en silence, en barque vers l'autre rive, de même que Dante suivait Virgile vers l'Enfer...

L'Ennemi dans les deux films est identifiable dès les premières images. Mais une fois le pacte scellé (la signature d'embauche, ou la pluie sur le visage), il s'intériorise, devient presque invisible sur le plan physique, tout en restant obstinément présent sur le plan mental, dans les petits conflits, les conversations et le secret des corps où le mal, supplice intime, progresse inéluctablement.

Le sas vers le coeur de la centrale
Gary prend de moins en moins de précautions ; il s'expose volontairement en retirant le dosimètre. Il se contente d'observer le rituel du déshabillage, que ce soit avant d'aller prendre la dose ou de faire l'amour, de même que la déesse sumérienne Inanna était progressi-vement dépouillée de ses vêtements et parures pour parvenir au fond de l'enfer. Le couperet s'abat sur Gary avec l'accident de Géraldine, l'annonce que Karole est enceinte et la confirmation du mariage de celle-ci avec Toni...

On pourrait, dans Pluie noire, entendre la clameur des damnés. Mais là aussi pas de souffrance trop ouvertement affichée, plutôt une dégradation progressive vers un état lamentable, scandée par les deux séquences explicites du cheminement dans les ruines, parmi les cadavres et les morts-vivants. Le traumatisme mental de Yuichi rejoint le traumatisme physique de Yasuko. Mais il est sublimé en activité créatrice (de même que le film lui-même sublime l'horreur nucléaire), et son œuvre - art brut grimaçant dans les éclairs du combat - se mue en offrande nuptiale.

L'amour serait-il finalement porteur de salut ? Chacun des deux films se termine sur un départ qui semble poursuivre le mouvement des images d'ouverture. Les personnages se dirigent vers un ailleurs (l'île des morts ou la rédemption ?), ou bien vers nulle part, une autre centrale et de nouvelles doses, ou une improbable guérison. Quelle est donc la réalité de ces épreuves qu'ils ont vécues entre-temps ? Faut-il les considérer comme un enfer, ou simplement une parenthèse dans leur vie, un purgatoire ? Grand Central se referme sur le hurlement des sirènes, tandis que le noir et blanc de Pluie noire est bien incapable d'afficher un arc-en-ciel aux cinq couleurs éclatantes, signe d'espoir.

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Actualité du châtiment

Longtemps, et pour nombre de civilisations (Mésopotamie, Mongolie, Indiens d'Amérique du nord, Afrique noire...), la vie aux enfers n'était que la prolongation de la vie sur cette terre. L'ordre social était maintenu, aucune punition particulière n'était prévue dans l'au-delà pour les méchants. Le paysan continuait à labourer, le guerrier à combattre, le roi à régner ; le riche demeurait riche, le pauvre restait pauvre. Mais il s'agissait souvent d'une vie dégradée, végétative, où l'on perdait progressivement conscience de son être. Ce pouvait aussi être un état de vague attente, dans la poussière, en proie à la vermine. Mais, en tout état de cause, ce monde-là n'était, sur un mode mineur, guère différent de celui que nous connaissons.

L'enfer ici-haut

O genre humain, ô vous que paralyse la crainte d'être glacés par la mort, pourquoi redoutez-vous le Styx et ses ténèbres, noms sans réalité, matière à poésie, périls d'un monde imaginaire ?
Ovide, Métamorphoses
L'incendie du Bazar de la Charité
On peut en effet parfois se demander si c'est vraiment dans d'insondables profondeurs qu'il faut chercher l'enfer. Le châtiment peut être bien terrestre. Les épidémies, cataclysmes et invasions ont, de tous temps, été considérés comme des fléaux adressés par la divinité pour punir les hommes corrompus : la peste à Thèbes répondant au parricide et à l'inceste commis par Œdipe, le Déluge châtiant l'humanité, les dix plaies frappant l'Égypte qui retient le peuple hébreu en servitude, ou bien le dramatique incendie du Bazar de la Charité qui, en 1897, fut réputé avoir sanctionné la décadence des mœurs, sans oublier les tsunamis et autres catastrophes préfigurant l'Apocalypse.


L'humanité a maintes fois enduré des peines infernales. Comme le note Georges Minois, après bien des siècles où l'horreur faisait partie du quotidien (les invasions barbares, la guerre de Cent Ans...), l'époque de la Renaissance (et pas seulement elle) a été marquée par un véritable débordement de l'enfer sur la terre, lequel irrigue notamment les œuvres de Bosch ou des Bruegel. Il cite Carl Linfert : « L'enfer n'est plus un gouffre brûlant ; c'est la Terre qui brûle, comme la guerre et l'incendie s'avancent vers nous en bouillonnant et dans un bruit de ferraille... »

Peut-être l'enfer se trouve-t-il tout simplement parmi nous, à portée de main ? Les visions infernales les plus insoutenables ne s'inscrivent-elle pas, pour beaucoup, dans la vie de tous les jours ? C'est du moins celles dont les médias, et en particulier le cinéma - qu'il soit de fiction ou documentaire - témoignent abondamment : misère économique et morale, maladies, catastrophes, guerres, sévices et tortures... On peut dire que Job, le juste, qui fut condamné à vivre son enfer sur terre, a eu beaucoup d'émules au fil de l'histoire, et jusqu'à aujourd'hui. Tourmenté dans sa vie, il n'avait pas pour autant de paradis à espérer dans l'au-delà, puisqu'après la mort, selon la Bible, le même sort était alors réservé à tous, bons et méchants : le Shéol, le lent oubli dans le silence et la poussière.

Grünewald, La Tentation de st Antoine
D'autres après lui ont délibérément choisi de souffrir les pires souffrances sur terre, de faire de leur vie une sorte d'enfer afin de mériter, eux, le paradis dans l'au-delà. C'est le cas de tous les saints martyrs qui endurèrent des supplices tout à fait comparables à ceux que l'on subit en enfer.

La foule des démons le maltraita si affreusement qu'un de ses compagnons le crut mort et l'emporta sur ses épaules ; mais [...] il se releva et demanda à l'homme qui l'avait apporté de le reporter à l'endroit où il avait été trouvé. Et comme il y gisait, accablé de la douleur que lui causaient ses blessures, les démons reparurent, sous diverses formes d'animaux féroces, et se mirent à le déchirer avec leurs dents, leurs cornes et leurs griffes'
Jacques de Voragine, La Légende dorée, tentation de st Antoine

Bien des dévots continuent de faire pénitence ici-bas, ayant recours à des pratiques masochistes comme la flagellation, les lacérations ou les brûlures. C'est ainsi que Marie-Julie Jahenny (1850-1941) s'est soumise, près de Nantes, et pendant toute son existence, aux pires pénitences, et elle fut de son vivant tourmentée par le Diable :

Carrie face à st Sébastien
Il sortit sur nous une grosse bête comme un ours : c'était plus gros qu'un chien, c'était laid à faire hor¬reur. Il me donna des coups partout, comme s'il avait une grosse «hotte» de pierres dans les pattes. J'étais toute meurtrie où il m'avait battue. Il me fourra plein d'herbe dans la bouche, de gros bouchons cordés et il m'égratigna au front.
Marie-Julie in Docteur Imbert, La Stigmatisation, 1895

On retrouve cet esprit de mortification dans un film comme Chemin de croix de Dietrich Brüggemann (2014), tandis que Carrie, la souffre-douleur que Brian de Palma convie au bal du Diable, fait significativement ses dévotions à la figure martyrisée de st Sébastien. De fait l'enfer et ses sévices semblent irradier à travers notre monde. Les philosophes et romanciers modernes (Sartre, Camus, Buzzati...) le détectent au plus près de nous.

George A. Romero, Le Jour des morts vivants
Cela se concrétise lorsque l'on découvre les damnés qui se répandent dans notre quotidien : les foules de morts-vivants qui, dans les films d'horreur, errent dans les rues ou dans les centres commerciaux, et viennent tourmenter les vivants, ne sont pas sans évoquer les hôtes des enfers que rencontre Ulysse dans L'Odyssée : « Les âmes des morts se rassemblaient du fond de l'Érèbe : jeunes épouses, jeunes hommes, vieillards éprouvés pas la vie, tendres vierges dont le cœur n'a pas connu d'autre douleur, et combien de guerriers [...]  Ils venaient en foule de nulle part autour de la fosse, élevant une prodigieuse clameur, et moi, la crainte blême me saisissait. » Certains des démons qui mènent le bal sont aisément identifiables : les tyrans sanguinaires, Hitler et ses cohortes infernales, les méchants aux mines patibulaires... Mais la distinction est parfois plus subtile : même s'il fait le mal, le méchant n'est pas forcément totalement mauvais, les circonstances peuvent expliquer bien des choses... Et ce n'est pas forcément à la taille ou au faciès que l'on reconnaît les plus puissants et les plus pernicieux.

Le petit poison d'uranium

La force peut parfois se trouver du côté des plus humbles. On connaît le conte russe du petit poisson d'or. Un pêcheur l'attrape, et le petit poisson lui accorde tout ce qu'il souhaitera s'il le remet à l'eau. Sa femme lui dit de demander du pain, ce qui lui est aussitôt accordé. Voyant cela elle réclame un baquet neuf, puis, de fil en aiguille, une cabane neuve, un château, et enfin la souveraineté sur la mer. Cette fois le petit poisson refuse, et le pêcheur et sa femme se retrouvent misérables comme avant...

Le petit Poucet face à l'ogre ou David contre Goliath montrent que la raison du plus fort, du plus gros, du plus grand n'est pas toujours la meilleure... Dans les contes cependant, c'est habituellement le plus petit qui incarne le bien et qui vient à bout des personnages démoniaques. Qu'en est-il dans la réalité ? Le petit Poucet reste le plus souvent victime des magnats de la finance ou de la politique, mais il peut aussi incarner le mal, et être très puissant. Le côté obscur de la Force peut s'avérer tellement petit qu'on ne le voit plus ; il en est d'autant plus sournois.

On se rappelle qu'une des ruses préférées du Diable est de se dissimuler en s'abritant derrière son apparente insignifiance. La pomme de Blanche Neige ou les anneaux des Nibelungen ou du Seigneur des anneaux sont maudits : ils détiennent un formidable pouvoir maléfique. Combien plus les virus, les molécules toxiques ou les atomes radioactifs, particules élémentaires du vivant ou de la matière que l'œil humain est bien incapable d'identifier et qui, à petite ou forte dose, sont capables de répandre le malheur, la souffrance et la mort.

John Hillcoat, La Route
D'autres pollutions, dont les sources ne sont pas moins invisibles, participent à la dégradation de notre environnement et peuvent s'avérer tout aussi virulentes : qu'il s'agisse du réchauffement climatique, de la dissémination de produits chimiques ou des ondes électromagnétiques, elles paraissent aussi immatérielles et efficientes que le sont les mauvais sorts des sorcières ou les superpouvoirs des héros de science-fiction. Sans oublier la cupidité économique et certaines idéologies qui ont tendance à se répandre comme une traînée de poudre et à implanter l'enfer en diverses régions du monde.

Le feu infernal

Toute cette multitude va à sa perte ; innombrables sont ceux que le feu dévorera.
Apocalypse de Baruch
Vincente Minnelli, Les quatre Cavaliers de l'Apocalypse
La plus petite étincelle peut déclencher de gigantesques incendies. Un simple geste peut attirer sur soi, ou sur la communauté, le feu vengeur, la fulgurance divine. C'est le foudre de Zeus ou le vajra du dieu védique Indra ; c'est la main armée d'un Yahvé vengeur dont la Bible dit : « Qui peut tenir devant sa fureur, qui résistera si sa colère s'enflamme ? Sa colère est un feu galopant, devant lui les roches se fendent. » (Livre de Nahum); c'est la fureur de l'Apocalypse : « Une grêle de feu mêlé de sang se précipita sur le sol ; le tiers du sol brûla, ainsi que le tiers des arbres et toute plante verte » ; c'est enfin l'éclair qui tue d'Hiroshima, qui foudroie les hommes et réduit une ville à un champ de ruines...

Et, s'il peut être glacial ou se distinguer par la qualité et la variété de ses supplices, c'est avant tout par le feu que se définit l'enfer. Un feu ardent, éternel, qui brûle sans jamais consumer.

Purification

Nous savons qu'on détruit parfois des villes entières, et qu'on fait passer les habitants au fil de l'épée pour donner de la terreur aux autres. Cela peut servir à abréger une grande guerre ou rébellion, et c'est épargner le sang en le répandant...
Gottfried W. Leibniz, Essais de Théodicée

La perspective de l'enfer a longtemps été utilisée pour entretenir la soumission par la crainte du châtiment : avertir les hommes des dangers d'une mauvaise vie et leur permettre ainsi de participer à l'harmonie universelle. Leçon que semblent avoir retenue bien des pouvoirs récents ou actuels qui sèment autour d'eux l'enfer dans le but d'établir le bien et la justice, ou du moins ce qu'ils considèrent comme tels.

Notre-Dame de Montligeon, image pieuse
Il n'en reste pas moins que le feu peut avoir une véritable fonction régénératrice : à l'enfer répond le purgatoire, qui, bien que tout aussi flamboyant, annonce, lui, le pardon. Le feu alchimique ne brûle pas, il consume ce qui est superficiel pour révéler l'essence de l'être. Pour beaucoup de traditions, comme l'hindouisme ou le mazdéisme, le passage en enfer constitue un moment de purification avant de reprendre le chemin de la vie ou de gagner le paradis. On dit que les épreuves vécues sur terre, la peur, la souffrance, les déchirements, devraient être accueillies avec gratitude comme un moyen de rejoindre la divinité dont le pouvoir destructeur est toujours compensé par un acte créateur : Shiva ne cesse, en dansant dans un cercle de feu, de créer et de détruire les mondes, tandis que le foudre de Zeus divinise en même temps qu'il détruit. Car le feu reste ambivalent : il manifeste à la fois la colère et la gloire divines, et, selon que l'on en a la maîtrise ou non, il peut être signe de damnation ou porteur de civilisation, de progrès et de bienfaits.

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biblio-filmographie

Livres

. Georges MINOIS, Histoire des enfers , Fayard, 1991
. Georges MINOIS, Histoire de l'enfer , PUF (Que-sais-je ?), 1994
. Corinne VUILLAUME, Les Enfers, une interrogation filmique , Cerf-Corlet, 2013
. Masuji IBUSE, Pluie noire , Gallimard, 1989
. Elisabeth FILHOL, La Centrale, POL, 2010
. Claude DUBOUT, Je suis décontamineur dans le nucléaire , Ed. Paulo Ramand, 2010
. Frédéric DENHEZ, Les pollutions invisibles : quelles sont les vraies catastrophes écologiques ?, Delachaux et Niestlé, 2005
. Frédéric DENHEZ, Les nouvelles pollutions invisibles : Ces poisons qui nous entourent, Delachaux et Niestlé, 2011
. Christian CHELEBOURG, Les Écofictions, Mythologies de la fin du monde, Les Impressions nouvelles, 2012
. Lauric GUILLAUD, Le Retour des morts ; imaginaire, science, verticalité, Rouge Profond - Debords, 2010
. Thomas B. REVERDY, Les Évaporés : un roman japonais, 2013

flms

. Michale BOGANIM, La Terre outragée , 2012
. Andreï TARKOVSKI, Stalker , 1979
. Chris MARKER, La Jetée , 1962
. James BRIDGES, Le Syndrome chinois , 1979
. Akira KUROSAWA, Rêves , 1990
. Akira KUROSAWA, Rhapsodie en août ( Vivre dans la peur ), 1955
. Peter WATKINS, La Bombe , 1965
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. Sion SONO, The Land of hope , 2013
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. John HILLCOAT, La Route , 2009
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. Richard FLEISCHER, Soleil vert , 1973
. Alfred HITCHCOCK, Les Oiseaux, 1963
. Terry GILLIAM, L'Armée des 12 singes , 1995
. Steven SODERBERGH, Erin Brockovich, seule contre tous , 2000
. Thomas VINCENT, Le nouveau Protocole , 2008

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Programme 2014-15

grand central

France - 2013 - 94 minutes couleurs
petites brûlures sournoises

Réalisation Rebecca Zlotowski
Scénario Rebecca Zlotowski, Gaëlle Macé
Image Georges Lechaptois
Musique ROB
Interprètes
: Tahar Rahim (Gary), Léa Seydoux (Karole), Olivier Gourmet (Gilles), Denis Ménochet (Toni)

SUJET
Gary est sans attaches, en errance. De petits boulots en petits boulots, il est embauché dans une centrale nucléaire. Au plus près des réacteurs, là où les doses radioactives sont les plus fortes, il trouve sa place dans une équipe. Il succombe surtout aux charmes de Karole, la femme de Toni. L'amour interdit et les radiations contaminent lentement Gary. Chaque jour devient une menace.

pluie noire

Japon - 1989 - 123 minutes noir et blanc
l'embrasement

Réalisation Shohei Imamura
Scénario Shohei Imamura et Toshiro Ishido, d'après le roman de Masuji Ibuse
Image Takashi Kawamata
Musique Toru Takemitsu
Interprètes
: Miki Norihei (Kotaro), Yoshiko Tanaka (Yasuko),Keisuke Ishida  (Yuichi)

SUJET
6 août 1945, Hiroshima. Un éclair blanc déchire le ciel. Sa lumière s'accompagne d'un souffle terrible et l'enfer se déchaîne. À bord d'un bateau, une pluie noire, grasse, collante, radioactive, s'abat sur Yasuko et les autres passagers. Des fantômes mutilés errent dans les amas de ruines.
1950. Tout semble reprendre vie. Yakuso, qui vit chez son oncle et sa tante, est en âge de se marier, mais la rumeur se répand qu'elle était sur les lieux de la catastrophe. Victimes de la bombe, les survivants souffrent physiquement et ont honte d'avoir été des vaincus. Yuichi, combattant traumatisé par les combats, est le seul dont elle pourrait partager l'existence...

 

 

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