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ivresses, le retour de dionysos : le vin divin

du mardi 2 avril au vendredi 5 avril 2013 - Le vin divin

mardi 2 avril, 18 à 20h : Ciné-Bistrot
Mise en bouche / apéro

Café Latin, 23, rue Bodinier, Angers

Prix des consommations

mardi 2 avril, 20h15 : Film
Un singe en hiver (France, 105 min.) de Henri Verneuil, avec présentation et débat en présence de Lorine Bost.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55 €

mercredi 3 avril, 20h : Film documentaire
Les Énigmes de maître François Rabelais  (65 min.), de Laurent Desprez,
avec présentation et débat en présence du réalisateur

Claude Gaignebet, à l'ancien couvent de la Baumette
L’œuvre de François Rabelais a suscité commentaires, études et débats passionnés. A l’instar de sa vie, nimbée de mystère, elle semblait garder un message indéchiffrable. De grands universitaires ont apporté de précieux éclaircissements, mais il a fallu attendre la publication de la thèse monumentale de Claude Gaignebet pour disposer enfin d’une interprétation décisive. Ce documentaire lui est entièrement consacré. Ce « folkloriste », qui vient de disparaître, a pris au mot cette invitation de l’écrivain lui-même : Lisez-moi à plus hault sens. La « dive bouteille », magnifiée, n’est plus pourvoyeuse de la seule ivresse dionysiaque, elle est l’image d’une soif inextinguible de connaissance. Gaignebet passe au peigne fin les sources multiples de Rabelais, abreuvé des écrits des philosophes grecs, de la Bible, de la kabbale juive et des traditions populaires, à commencer par les carnavals C’est au monastère franciscain de la Baumette à Angers, où Rabelais débuta son noviciat, que le jeune tourangeau engrangea de précieux matériaux pour ses futurs romans. La Baumette : un lieu extraordinaire surplombant la Maine, où le bon roi René d’Anjou fit ériger dans le roc ce monastère dévolu à Marie-Madeleine, réplique de la Sainte-Baume de Provence. C’est la « pécheresse » qui appliqua du baume sur les pieds du Christ, qui se cache derrière la Reine de la Quinte, laquelle guérit de toutes les maladies en chantant...
IPSA (UCO), Amphithéâtre Bonadio, entrée 50 rue Michelet
Gratuit

jeudi 4 avril, 18h30 : Conférence
Nuits de Chine, nuits d'ivresse  par Lorine Bost, professeur agrégée de lettres modernes, CPGE Angers, docteur en littérature et poétique comparées, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
Nuits de Chine et soûlographie, sans oublier d'y ajouter un « Olé ! » tonitruant… Voilà à quoi pourrait se résumer Un singe en hiver. Pourtant l'ivresse des deux personnages n'est pas une banale cuite. Ils ne plongent pas mais s'élèvent en compagnie du Dieu de tous les excès : Dionysos. Nous verrons comment, au moment d'entamer un deuil qui n'a pas été fait, les deux protagonistes retrouvent la vie grâce au vin et renaissent, lavés peut-être de leurs anciens démons.

En complément : Dionysos au cinéma, par Philippe Parrain.
Exposé, illustré d'extraits de films : les grands thèmes de la mythologie dionysiaque et leurs incidences dans les six films que Cinélégende a présentés cette année (cycle "Ivresses, le retour de Dionysos") : Brazil, Vol au-dessus d'un nid de coucou, Au-delà du réel, La Parole donnée, Vengo et Un singe en hiver.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

En prévision pour septembre/octobre : reprise de la manifestation dans diverses communes du département

Avec la participation de l'IPSA (Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées) de l'Université Catholique de l'Ouest.

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain
Un soir, L’âme du vin chantait dans les bouteilles…
Baudelaire

L’ivresse n’est pas uniquement affaire de buveurs, mais le vin, ou l’alcool, est pour ainsi dire toujours présent dans l’expression des différents types d’ivresse.

Après l’exubérance et la fulgurance, le délire et les hallucinations, la ferveur, la fête, la danse et la transe, il est sans doute temps à propos de Dionysos/Bacchus de parler du vin et de l’ébriété.

On sait que c’est ce dieu qui a fait don de la vigne aux hommes, et qui leur a enseigné l’art d’en extraire le divin nectar. Et c’est bien entendu lui qui célèbre l’ivresse qui va avec.

Alors n’hésitons pas à nous laisser entraîner jusqu’au bout d’une folle nuit qui se termine en apothéose pyrotechique avant que l’apaisement vienne avec un jour nouveau.

À consommer avec modération… ?

Un singe en hiver
Un Singe en Hiver marque la rencontre de deux générations d'acteurs : la star d'avant-guerre Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo, tout juste révélé par Jean-Luc Godard. Il est contemporain du mouvement de la Nouvelle Vague, dont les jeunes loups n’ont que mépris pour ce type de production étiquetée « qualité française ».

Ce film n’en est pas moins une œuvre majeure. Écrit par Antoine Blondin et porté par les truculents dialogues de Michel Audiard, il exalte le désir de ses personnages de faire exploser le cadre trop étroit de la société. Peut-être parle-t-il aussi de son époque : des bombardements du début au jubilatoire feu d’artifice, il pourrait faire écho à la tension de la Guerre froide qui pesait alors sur le monde et le menaçait, avec la crise des missiles de Cuba, d’un formidable éclatement ?

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Thèmes mytho-légendaires dU film

La première image du film nous montre, sur cette plage de Normandie, le gros plan d’une botte allemande face à la mer, dans l’attente de ce qui peut en provenir pour ébranler cet ordre imposé par des hommes en armes, l’ordre établi d’une petite ville endormie. Puis une moto nous entraîne vers le sommet de la falaise et, petit à petit, la caméra prend de la hauteur, nous invitant à transposer une réalité triviale en une fable mythique.

Dionysos en Normandie

J’ai pas mal voyagé.
Fouquet

Étrange étranger, comme le définit M. Détienne, Dionysos est par excellence le dieu qui vient, celui qui « passe par là ». Après avoir erré dans bien des contrées, il surgit de la mer à la saison froide – au moment où les morts reviennent visiter les vivants - afin de se faire reconnaître et vénérer dans sa ville de Thèbes qu’il s’apprête à bouleverser. Du coup, il n’est pas le bienvenu pour tout le monde : le roi Penthée s’oppose à sa divinité et tente, vainement, de l’emprisonner. Mais le dieu doit reconquérir ses fidèles ; et, en tant que seigneur du vin, c’est dans les excès de l’ivresse qu’il va les entraîner.

Voyageur avec sa petite valise, la tête pleine du soleil de l’Espagne, Fouquet émerge de la pluie automnale de Toussaint ; la voiture qui l’amène au creux de la nuit remonte vers Tigreville comme si elle remontait du fond des Enfers ; il vient menacer le fragile équilibre qui règle la vie de l’hôtel et de la petite ville. Sa présence intrigue et il s’impose vite comme un trublion, celui qui bouscule les habitudes, et à ce titre il n’est pas bien accueilli ; il est même rejeté hors du café, de là où il aurait pu espérer les plus grands égards, et il va lui falloir reconvertir Quentin. Enfin, emporté par l’ivresse, il convie le public à une fête excessive.

Jean Gabin, Gabrielle Dorziat et Paul Frankeur
dans
Un singe en hiver

Dionysos est un dieu qui revient toujours. D’ailleurs il s’était déjà manifesté à Tigreville (à noter que cette divinité se serait transformée en tigre afin de séduire une nymphe et que c’est de là que le fleuve « Tigre » tirerait son nom…). N’est-ce pas lui que Quentin et Esnault, défiant les forces de l’ordre, invoquaient et célébraient joyeusement dans ce bordel, un haut lieu de « culte » (ou bien de « cuite » ), un nouveau mont Cithéron ? Et ce sont eux qui, dans leur délire de mission civilisatrice, programmaient le rituel retour par bateau, sur le « Yang Tse Kiang » (un rêve qui se jette dans la mer), de Dionysos : un moment d’intense turbulence qui se trouve aussitôt amplifié par le surgissement des avions et la déflagration libératrice des bombardements.

La bravade de l’alcool

- Nous autres, on est encore capables de tenir le litre sans se prendre pour Dieu le père.
- C’est bien ce que je vous reproche.
Esnault, et la réponse de Quentin

Albert, regarde. C’est moi le Christ !
Fouquet

Comme immunisés par l’alcool, les deux compères doivent quitter le Yang Tse Kiang et redescendre vers la ville sous une pluie d’obus, parmi les immeubles éventrés et les voitures en flammes. Ils défient les avions tels des héros antiques, plus grands que nature, défiant Jupiter et tous les dieux célestes. Et Quentin poursuit, une fois revenu dans l’intimité matricielle de sa cave à vin, en chantant à tue-tête et à deux pas des bottes allemandes A long way to Tipperary, et en continuant à boire sans vergogne.

L’ivresse, héroïque, fait ignorer le danger ; ou bien, plus modestement, elle permet de s’affranchir de l’emprise d’un quotidien trop sécurisé, du bonheur rangé dans une armoire : oublier (pour un temps) la promesse faite à Suzanne et faire un bras d’honneur à ceux qui réclament leur dose de sommeil, pour affronter ses démons et s’en aller trinquer avec les dieux.

Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo
dans Un singe en hiver

C’est le taureau qui manifestait la vigueur et la force de rébellion de Dionysos, et ce n’est pas par hasard si Fouquet revendique son titre de toréador. Le saut par dessus le taureau, un rituel consistant en une voltige acrobatique par-dessus l’animal, était pratiqué dans la Crète ancienne, là même où un taureau, envoyé par Poséidon, était surgi de la mer, celui-là même qui engendra le Minotaure que Thésée allait affronter. En Grèce, les ménades, dévouées à Dionysos, n’hésitaient pas à se jeter sur des taureaux et, à mains nues, à les démembrer, les dépecer, pour en dévorer la chair crue et en boire le sang. Les adeptes de Mithra étaient baptisés par aspersion avec le sang du taureau sacrifié… Les corridas modernes perpétuent ce culte du taureau tel qu’il a été pratiqué à travers les siècles et les civilisations : un rite de vie et de mort, qui implique ferveur et panache, même si le rôle de la bête dans le film est tenu par des voitures.

Le sang du sacrifice, auquel on communie, fait quant à lui place à son substitut, le vin, ou l’alcool qui sait allier les éléments contraires : l’eau, l’élément liquide, et le feu (celui des bombardements au début, ou celui du feu d'artifice final) : l’alcool, substance magique qui désinfecte le corps, apaise l’âme et panse toute plaie ; l’alcool, fomenteur de désordre, source d’ivresse, de cette ivresse qui voudrait compenser et transfigurer une pénible réalité - l’Occupation, le poids de la routine, la douleur de la rupture sentimentale… - et qui vous projette dans de lointains ailleurs, Indochine ou Espagne. Un rêve de grandeur et d’émerveillement qui rencontre l’incompréhension du profane ; lorsque Quentin réclame sa ration d’imprévu, Suzanne est déconcertée : D’imprévu ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Étonnement qui semble faire écho au Qu’est-ce que c’est, « dégueulasse » ? adressé par Jean Seberg à cet autre superbe personnage qu’interprétait également Belmondo dans A bout de souffle.

La sublime bacchanale

Ca va être dantesque. On va leur repeindre, leur ciel.
Quentin
Un singe en hiver, le feu d'artifice final

On sait que l’ivresse dionysiaque dédaigne toute notion d’utilité ou de profit personnel : dans sa démesure elle donne le vertige et s’expose au feu du ciel, tout comme Sémélé, la mère de Dionysos, s’était exposée à la foudroyante toute-puissance de Zeus. Geste qui lui fut fatal, mais qui, dans le film, est avant tout communicatif : Landru se joint avec ferveur à ces hommes qui, sur la plage, se prennent pour Dieu le père, ou plutôt pour Zeus porteur de la foudre. La fête pyrotechnique devient une apothéose au sens originel du terme, autrement dit une « déification », et la population enthousiaste (« possédée par la divinité ») est vite gagnée par la contagion, au risque d’un embrasement général. Comme le suggère l’ouverture du film (un conflit international), l’enjeu peut devenir planétaire. Fouquet toréant avec les voitures appelle l’apocalypse nucléaire qui frappera le cinéma un an plus tard : c’est sur des images de corrida que s’ouvrira le film de S. Lumet Point limite, tandis que le Major King Kong fera du rodéo sur la bombe atomique à la fin du Docteur Folamour. Car provoquer l’ordre établi, tout grandiose et jubilatoire que cela puisse être, ne peut qu’engendrer les pires catastrophes : d’une façon ou d’une autre, il faut que « cela pète » !

Mais ce n’est là qu’une fête. Cela doit rester un temps d’exception, une parenthèse dans le cours de la vie quotidienne, en même temps qu’un moyen pour se ressourcer. Pour finir on brûle le bonhomme Carnaval, et les feux de la Saint-Jean abandonnent des tisons que l’on va ramener chez soi pour protéger la maison de l’incendie, de la foudre et de certaines maladies. On célèbre les morts et on les renvoie dans l’au-delà, comme cela se faisait au terme des fêtes dionysiaques. On reprend le train, on reprend sa petite vie, on retourne à la normalité. Tout s’apaise. Quentin peut renouveler son serment, et Suzanne prêcher à nouveau la voie de la raison : J’ai peur que vous lui redonniez le goût des voyages… Jusqu’à la prochaine fois, bien entendu.

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LES BIENFAITS DE LA DIVE BOUTEILLE

Dès que l’homme s’aperçut que les produits de la fermentation des fruits mûrs pouvait apporter apaisement, euphorie et sublimes visions, il entreprit de recueillir ce précieux jus, puis de participer à son élaboration. La transmutation du moût en une boisson enivrante, accompagnée de production de chaleur, a certainement été considérée comme magique. Miraculeuse, au même titre que la transformation de l’eau en vin aux noces de Cana, préfiguration de la Cène où le vin, à son tour, devient sang du Christ.

Revigorant, tranquillisant, anesthésiant, antiseptique, solvant pour les plantes médicinales, source de courage ou d’oubli, en même temps qu’il peut apporter la folie ou la mort, l’alcool - l’« eau-de-vie » - est chargé de rares vertus. Il fut longtemps un élément essentiel de la pharmacopée. Faisant miroiter le plaisir et craindre les pires maux, il est indissociablement lié à la vie sociale et permet même de favoriser le contact avec la divinité.

Un don des dieux

Le Vin, fils sacré du Soleil.
Baudelaire

Des pirates capturent Dionysos et le conduisent par ruse sur leur navire, espérant en tirer une rançon :
Ils apprêtèrent tous les agrès. Mais, aussitôt, des prodiges leur apparurent. Et voici d'abord qu'un vin doux, et répandant une odeur divine, coula par la nef noire et rapide, et les marins, l'ayant vu, furent saisis de stupeur. Et, aussitôt après, jusqu'au haut de la voile, une vigne se déploya çà et là, et de nombreuses grappes en pendaient. Et un lierre noir s'enroulait au mât, et il était couvert de fleurs, et de beaux fruits y naissaient. Et toutes les chevilles des avirons avaient des couronnes […] Cependant, voici que Dionysos leur apparut en lion terrible sur la nef […] Les marins s'enfuirent à la poupe et s'y arrêtèrent épouvantés. Et le lion bondit et saisit le chef ; et tous, pour éviter la noire destinée, sautèrent tous ensemble dans la mer divine, où ils devinrent dauphins.
Hymne homérique à Dionysos (tr. Leconte de Lisle)

Coupe athénienne VI av JC,
Pinacothèque de Munich
Pierre Mignard, La Vierge à la grappe (Louvre)
et Le Caravage,
Bacchus (galerie des Offices)

Parmi toutes les plantes ou substances susceptibles de générer des boissons fermentées - bière, cidre, hydromel, vin… -, la vigne s’est imposée comme la plus prestigieuse et la plus riche en symboles. Elle était déjà connue à Sumer et en Égypte, et ses pampres, avec la vitalité de leurs vrilles et la générosité de leurs grappes, sont devenus le principal attribut de Dionysos. Des colonnes torses en architecture aux Vierge à la grappe en peinture, la vigne est restée un thème récurrent de l’art religieux. Un végétal doté de pareilles vertus ne pouvait être que d’origine divine.

Les dieux, de leur côté, consommaient des boissons aux vertus merveilleuses : nectar, ambroisie, soma, amrita… Il est difficile de dire dans quelle mesure ces boissons d’immortalité, plus ou moins mythiques, étaient alcoolisées et si elles pouvaient les mener à l’ivresse. Et de savoir dans quelle mesure l’ivresse apportée par le vin, telle qu’elle est célébrée par le Cantique des cantiques, les mystiques chrétiens ou les poètes musulmans, était réelle ou bien purement spirituelle : celle de l'extase répondant à la vision de Dieu.

Quoi qu’il en soit, bien des peuples ont hérité de la divine révélation du vin. Diodore de Sicile rapporte que, pour les Égyptiens, c’est Osiris qui fut l’inventeur de la vigne [et qui] le premier usa du vin : il apprit aux autres hommes à planter la vigne, à utiliser le vin, à le collecter et à le conserver, tandis qu’en Grèce, Dionysos, secondé par Ariane, fait don de la vigne aux hommes. À Sumer, Ut-Napishtim, rescapé des eaux du Déluge, invente le vin en signe de régénération, de la même façon que Noé scelle la réconciliation de l’homme avec son Créateur en plantant - non sans une certaine déconvenue - la première vigne.

Noé but du vin, s'enivra, et se découvrit au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père ; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père. Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet et il dit : Maudit soit Canaan ! Qu'il soit l'esclave des esclaves de ses frères !
Genèse IX, 21-25



Michel-Ange,
L’ivresse de Noé, chapelle Sixtine
Sem par contre reçoit la bénédiction de Noé, et la vigne est restée, pour le peuple hébreu, un symbole de la terre promise. Le vin n’en reste pas moins lourd d’ambiguïté : porteur de joie, de connaissance, de convivialité et de sagesse, il est en même temps, selon l’Apocalypse, le vin de la fureur de Dieu, versé sans mélange dans la coupe de sa colère.

 

Une liturgie du vin

Boire du vin, c’est honorer Dieu.
Fénelon

La fermentation et l’ivresse qu’elle induit sont ressenties comme des phénomènes mystérieux, sacrés et par là-même dangereux. Elles demandent à être ritualisées, même si ce rituel peut devenir simple conformisme. On se conciliait les grâces des divinités en leur versant des libations, on continue de lever son verre vers le ciel et d’adresser une prière pour une bonne santé. L’acte de boire ensemble est un acte de communion ; il accompagne l’hospitalité et le don. La consommation d’alcool est pour ainsi dire de toutes les cérémonies, qu’il s’agisse de fêtes religieuses ou de célébrations laïques. La cave voûtée où le vin s’élabore, où il repose, où l’on se rend religieusement pour le goûter ne peut-elle pas être vue d’ailleurs comme une chapelle consacrée, ou bien comme une catacombe qui établit un lien avec le monde souterrain des morts ?

Voyage au bout de la nuit de Michael Cimino

Selon Walter Otto, les vignerons considèrent le vin comme un être vivant qui se forme progressivement en évoluant du bouillonnement chaotique de la jeunesse à la limpidité et à la force de la maturité. Comme l’analyse Isabelle Bianquis, le cycle traditionnel de la viticulture transpose le cycle biologique humain : les dictons situent la mise en cuve du raisin le 2 novembre, neuf mois après la taille qui fait remonter la sève dans le cep et ainsi symbolise l’impulsion d’une génération. Et cette même date, jour des morts, inaugure un nouveau cycle, celui du vin, avec la mort du raisin foulé, prélude à sa renaissance, transfiguré en vin. Le vin permet de franchir les seuils périlleux de la vie ou de l’année ; traditionnellement il accompagne tous les moments de passage, le 1er de l’an ou la fête des Rois (Le roi boit !), la naissance l’initiation, les noces ou les funérailles : il permet d’intégrer l’individu à son nouveau statut et de l’aider à conjurer le danger encouru par le passage d’un état à l’autre.

Lance ta faucille tranchante, et vendange les grappes de la vigne de la terre ; car les raisins de la terre sont mûrs. Et l'ange jeta sa faucille sur la terre. Et il vendangea la vigne de la terre, et jeta la vendange dans la grande cuve de la colère de Dieu. Et la cuve fut foulée hors de la ville ; et du sang sortit de la cuve, jusqu'aux mors des chevaux, sur une étendue de mille six cents stades.

Apocalypse de st Jean XIV, 18-20



Tenture de l'Apocalypse, château d'Angers

Les boissons enivrantes jouent un rôle essentiel dans la plupart des religions. Sans parler de Dionysos en Grèce ou de Bacchus à Rome, d’Osiris en Egypte, de Shiva en Inde ou de Sucellus en Gaule, Jésus se définit comme la vraie vigne et son sang sera le vin de la nouvelle Alliance. Il faut noter que la large diffusion de la culture de la vigne et de la consommation du vin est l’œuvre du christianisme et que, sur le plan pratique, le rôle des monastères a été déterminant.

Le saint vin sang

Il m'a fait entrer dans la maison du vin.
Le Cantique des cantiques

St Vincent, image pieuse

St Vincent était un diacre de Saragosse, martyrisé au début du IVème siècle. Soumis aux plus cruels supplices, il ne cessa de narguer son tortionnaire en répondant avec humour à ses menaces. Pourquoi lui attribua-t-on le patronage des vignerons ? On raconte qu’il fut torturé sur une table de pressoir, son corps écrasé, broyé comme le raisin, et que c’est son sang qui y aurait coulé en place de vin. Il se pourrait que cette anecdote ait été inventée pour illustrer un jeu de mot créé sur son nom : Vincent sent le vin ou bien Le vin, sang de la vigne. Une légende catalane le crédite aussi du pouvoir miraculeux de transformer les vinaigres et piquettes en vins savoureux, afin de convertir les païens. À noter que la date de sa mort, et donc de sa fête, le 22 janvier, correspond à une période où, dans l’Antiquité, on fêtait Dionysos, le « dieu au pressoir ». C’est un peu plus tard, à la fin de l’hiver, que se déroulaient en l’honneur du dieu les Anthestéries : le premier jour était celui de l’« ouverture des jarres » où l’on découvrait le vin nouveau ; le second était celui des « choes » où l’on se livrait à des concours de buveurs consistant à vider le plus vite possible un vase contenant 3,25 litres ; et le troisième était celui des « marmites », consacré au culte des morts qui se voyaient congédiés de la compagnie des vivants.

D’autres saints ont aussi le privilège de patronner la viticulture. Même si cela est douteux, st Denis, fêté le 9 octobre, à la saison des vendanges, pourrait être, de par son nom et certains indices, l’héritier de Dionysos (bien qu’aucune fête consacrée à ce dieu ne se situe à ce moment-là). Il en est de même pour st Bacchus, ou Bach, fêté avec st Serge l’avant-veille.

D’autre part c'est l’âne de st Martin (ou selon certains de st Vincent dont la fête donne le signal de la taille) qui aurait inventé l’art de la taille de la vigne en en broutant certaines pousses : la récolte de ces ceps, l'année suivante, en aurait été plus abondante. On signale aussi un miracle de ce saint après sa mort : dans son monastère de Marmoutier l’eau de la fontaine aurait été, une année où les vignes étaient restées stériles, changée en vin. Quant à st Nicolas, il était vénéré par les tonneliers, dans la mesure où les petits enfants qu’il a ressuscités avaient été enfermés dans une barrique.

Le sacrifice

Ces guerriers buvaient beaucoup de vin, et ils égorgeaient sur le rivage les brebis et les bœufs noirs aux pieds flexibles.
Odyssée IX 39

Dionysos à la coupe,
musée de l’Ermitage, St-Petersbourg

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Dionysos, le dieu de l’ivresse, était, en Grèce, absent de toutes les fêtes associées au vin, à l’exception des Anthestéries où le vin nouveau était désacralisé. C’est à Rome que, sous le nom de Bacchus, il devint vraiment le dieu du vin : les Meditrinalia permettaient d’y célébrer, le 11 octobre, les vendanges. Et il n’a pas cessé depuis de trôner, dans nos caves, aux côtés de st Vincent.

De fait il n’a pas fallu attendre ce saint pour que la taille de la vigne, mutilation nécessaire pour qu’elle produise de bons fruits, et surtout le broyage du raisin et l’extraction de son jus symbolisent le sacrifice de la divinité. Le corps de Dionysos fut déchiré, bouilli et consommé par les Titans : Diodore de Sicile voyait là le symbole de la production du vin.

Cette boisson est, sous forme de libation, l’offrande préférée des dieux. Il se substitue au sang des victimes que l’on buvait autrefois à l’occasion des fêtes. Les adeptes de Mithra communiaient dans le vin et le sang du taureau immolé, un breuvage de vie ou d’immortalité. I. Bianquis note que le sang de la vigne, des fruits écrasés, s’apparente au sang des dieux, des ancêtres, des êtres mythiques qui se sont sacrifiés ou que l’on a sacrifiés pour le salut des humains.

Le vin libère l’ardeur solaire captée durant l’été. On peut le considérer comme le sang des morts car il procède de la sève puisée au plus profond du sol. Il fermente dans les tonneaux à l’abri de la lumière, de même que Dionysos a plongé dans l’obscurité des enfers avant de resurgir plein de vie. Un cycle cosmique où inéluctablement la vie mène à la mort, et où la mort engendre la vie : le raisin pourrissant doit être pressé afin de générer la vie, de même que le corps doit se décomposer afin de libérer l’âme.

Le Pressoir mystique,
Bible moralisée de Philippe le Hardi

Le Christ, comme Dionysos avec lequel il a été parfois assimilé, est lui aussi descendu aux enfers avant de ressusciter. Le supplice de cette victime sacrificielle intimement associée aux thèmes de la vigne et du vin, a été représenté en tant que « pressoir mystique », le sang de ses blessures par lequel l’humanité est régénérée s’écoulant dans le cuveau : Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. Les anciens Romains proposaient l’immortalité à leurs morts en les disposant dans des sarcophages en forme de bassins-pressoirs ornés de scènes dionysiaques, et les premiers chrétiens ont perpétué cette coutume funéraire. Les âmes des morts surgissaient des grandes jarres de vin que l’on ouvrait en Grèce le premier jour des Anthestéries, tandis que les Celtes utilisaient des amphores à vin en tant que vases funéraires et que l’on peut interpréter une scène du fameux chaudron de Gundestrup comme le rajeunissement ou la résurrection des guerriers par immersion dans un tonneau.

Les textes d'origine celtique mentionnent l'existence de nombreux chaudrons merveilleux. Intarissables, ils prodiguent l'abondance : celui du dieu Dagda rassasie toujours ; dans celui du monde souterrain, les fils de la déesse Dana puisent à volonté la bière. […] Ils permettent surtout de régénérer, de rendre la vie : au cours de la bataille de Mag-Tured, les guerriers touchés à mort sont plongés dans un chaudron où ils retrouvent force et vie ; selon le récit gallois Mabinogi de Branwen, les morts immergés dans un chaudron ressuscitent le lendemain. Dans la mythologie germanique,] les Valkyries, servantes d'Odin, après avoir choisi sur les champs de bataille les guerriers devant tomber, puisent d'un chaudron magique le breuvage les ramenant à la vie.

Bertrand Hell, Le Ferment divin



Le chaudron de Gundestrup,
Musée national du Danemark

Mais Dionysos, incarnant le vin, reste une figure ambivalente, à la fois libérateur et fallacieux, joyeux et pernicieux, drogue funeste ou remède bénéfique. Ceux qui refusent de sacrifier au dieu sont frappés de folie et capables des actes les plus terribles. On pourrait parler de retour du refoulé. L’alcool étant un « liquide de feu », on racontait jusqu’au XVIIIème siècle que des personnes en ayant trop consommé pouvaient devenir inflammables et être intégralement consumées… Par contre nombreuses sont les traditions - grecque, celte, germanique, et même musulmane - qui convient les défunts à un merveilleux banquet et à une perpétuelle ivresse.

La transe éthylique

Buvant et buvant encore, tombant à terre et se relevant pour boire. C’est ainsi que l’on atteint la libération.
Kularnava Tantra

Certaines fêtes de Dionysos étaient l’occasion de s’enivrer sans retenue, ce qui se retrouve, non pas dans le vin de messe bien entendu, mais dans les agapes qui accompagnent temps religieux et fêtes communautaires. Si les religions célèbrent les boissons enivrantes, elles n’hésitent pas à dénoncer l’ivresse coupable. Celles de Noé, de Loth que ses filles enivrent pour pouvoir s’unir à lui, ou de Quetzalcoatl, le Serpent à plumes, semblent liées à l’inceste, tandis que les bergers d’Icarios, croyant avoir été empoisonnés par le vin, assassinent celui auquel Dionysos avait fait don de la vigne. Il ne saurait être question de troubler un certain ordre établi.

Sans doute faut-il distinguer l’ivresse de l’ivrognerie ; toutes deux s’opposent à la raison comptable, à la productivité, à l’efficacité ; toutes deux impliquent une perte de contrôle de soi. Mais, au contraire de l’ivrognerie, l’ivresse ne saurait être solitaire, recentrée sur l’individu ; elle s’ouvre aux autres et au cosmos. Elle n’est pas souillure et déchéance, mais enthousiasme et exaltation de l’esprit. Elle établit un lien, elle humanise, comme cela fut le cas pour le héros sumérien Enkidu, l’ami de Gilgamesh, qui, encore homme sauvage, but de la bière : Sept pots ! Détendu, la panse en liesse, il chantait le cœur joyeux. Et son visage s’illumina. Il lava son corps hirsute, il se frictionna d’huile. Alors il ressembla à un homme.

J'ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n'en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une ou deux fois par semaine, c'est un fait que j'ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois ; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.

Guy Debord, Panégyrique



Jean-Paul Belmondo
dans Un singe en hiver

On l’a vu lors de nos précédentes manifestations, l’ivresse dionysiaque n’est pas nécessairement liée à l’alcool. On peut être ivre de religion ou de danse, de poésie ou de vertu… L’ivresse, comme celle de ste Thérèse d’Avila, peut rester purement spirituelle. Il s’agit toujours de s’arracher au temps humain et à la quotidienneté, de s’affranchir des limites de son corps. La Grèce antique prônait la modération et condamnait sans appel l’hybris, la démesure. Elle vénérait cependant Dionysos, le dieu de tous les excès, et s’adonnait en son nom à de formidables orgies. Notre société semble être tentée de renouer avec ces embrasements de la conscience. Pour ensuite revenir à la raison, à une humanité régénérée ? Ou bien pour plonger dans le sommeil de l’ivresse, de la mort ?

biblio-filmographie

Livres

. Henri JEANMAIRE, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Payot, 1970
. Isabelle BIANQUIS, L’Alcool – Anthropologie d’un objet-frontière, L’Harmattan, 2012
. Adrien BRUHL, Liber Pater, E. de Boccard, 1953
. Triomphe de Dionysos, Actes Dud, 1999
. Collectif, Le Ferment divin, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1991
. Marcel TURBIAUX, St Denis est-il Dionysos ?, Mythologie française n°145
. Michel CRAPLET, Passion alcool, Odile Jacob, 2000
. L’Imaginaire du vin, Éditions Jean Laffitte, 1983
. Désirs d’ivresse : Alcool, rites et dérives, Éd. Autrement, 2000
. Monstserrat Miret i Nin, Le Vin dans l’art, Glénat, 2005

flms

Blake EDWARDS, Boire et déboires, 1987
. Blake EDWARDS, Le Jour du vin et des roses, 1962
. Billy WILDER, Le Poison, 1945
. Terry GILLIAM, Las Vegas parano, 1998
. Todd PHILLIPS, Very bad Trip, 2009
. Alexander PAYNE, Sideways, 2005
. John CASSAVETES, Opening Night, 1977
. Jacques BECKER, Montparnasse 19, 1958
. Yves ALLÉGRET, Les Orgueilleux, 1953
. René CLÉMENT, Gervaise, 1955
John FORD, L’Homme tranquille, 1952
. Alexandre MACKENDRICK, Whisky à gogo, 1948
. Felix VAN GROENINGEN, La Merditude des Choses, 2009
. Ritwik GHATAK, Raison, discussion et un conte, 1974

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Programme 2012-13

 

un singe en hiver

France - 1962 - 105 minutes
noir et blanc
Nuit d'ivresse

Réalisation : Henri Verneuil
Scénario : François Boyer, d'après le roman d'Antoine Blondin
Dialogues : Michel Audiard
Image : Louis Pagei
Musique : Michel Magne
Interprètes : Jean Gabin (Albert Quentin), Jean-Paul Belmondo (Gabriel Fouquet), Suzanne Flon (Suzanne Quentin), Noël Roquevert (Landru), Paul Frankeur (Esnault), Gabrielle Dorziat (Victoria)

SUJET
Lors d'un bombardement en juin 1944 d'une petite station balnéaire normande, l'hôtelier, Quentin, passablement porté sur la bouteille, jure à sa femme de ne plus toucher à un verre de vin s'ils en réchappent. Quinze ans plus tard, il héberge Fouquet qui boit pour effacer l'échec de sa vie sentimentale. Chacun d'eux se réfugie dans ses rêves d'ailleurs. La tentation est trop forte  : les deux hommes, qui n'ont pas le vin petit ni la cuite mesquine, vont connaître deux formidables jours d'ivresse et d'évasion qui culminent avec un « dantesque » feu d'artifice.