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ivresses, le retour de dionysos : Pourvu qu'on ait l'ivresse

Dans le cadre du colloque Figures de l’Utopie, hier et aujourd’hui organisé par le CNAM des Pays de la Loire et Confluences, en partenariat avec les laboratoires de l’Université d’Angers : CRILA, CERIEC, 3-LAM, le CERLI et la coopérative Utopia (O.N.G.)
Maison des Sciences Humaines (Université d’Angers – Belle-Beille) 5bis, bd Lavoisier

le jeudi 27 septembre 2012 , 20h15 : Film
Brazil (Grande-Bretagne, 145 min.) de Terry Gilliam, avec présentation et débat en présence de Gilles Menegaldo.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55€

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous !
Charles Baudelaire

L’ivresse ne se résume pas à une régression et à une perte de lucidité. Elle peut aussi être, au-delà d’un simple état d’ébriété, exaltation : un état d’enthousiasme qui, par définition, permet d’accéder à la condition divine, celle de Dionysos, le « deux fois né », le dieu du vin et de tous les excès, le dieu le plus terrible, et la suprême douceur des hommes, selon les mots d’Euripide. Une figure ambiguë, joyeuse et sacrificielle, dont les fidèles s’adonnent aux plaisirs les plus subtils comme aux plus atroces violences.

Brazil est, pour Cinélégende, l’occasion de se projeter dans un monde bureaucratique et étroitement surveillé, qui n’en est pas moins entraîné sur les ailes du délire et d’une irrépressible ivresse.

Brazil
La folie hallucinatoire dans laquelle baigne Brazil est un héritage des Monty Python, dont Terry Gilliam fut un pilier. Son humour décapant y est associé à une vision foncièrement pessimiste, noire d’un monde en perpétuel déséquilibre.

Réalisé en 1985 et décrivant un futur proche où le progrès se conjugue avec des éléments rétro, le film nous plonge dans le cauchemar orwellien du roman 1984 : une utopie, ou plus précisément une dystopie, une contre-utopie, un univers kafkaïen, dictatorial, oppressant, qui inévitablement engendre la révolte de certains de ses sujets.

C’est la célèbre samba d’Ary Barroso Aquarela do Brasil qui a donné son titre à ce film-culte. La séquence d'ouverture, telle qu’elle avait été initialement conçue, permettait de suivre le vol d'un insecte à partir de la forêt brésilienne, dévastée par d'énormes scies mécaniques, jusqu’au mur d'un bureau du Ministère de l'Information, où il était écrasé.

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le mythe de dionysos

Qui se serait douté que la grossière folie de quelques vendangeurs, trainés dans un tombereau, d’où ils vomissaient des injures aux passants, serait le berceau de l’art des Sophocle, des Corneille, des Racine ?
M. Roucher, Les Mois, Poëme en douze chants (1779)
Le Caravage, Bacchus
musée des Offices, Florence

Dionysos, alias Bacchus, est universellement célébré comme le dieu du vin. C’est lui qui a fait don aux hommes de la vigne, qui leur a appris comment la cultiver et comment en extraire le « substantifique » nectar. Mais Dionysos est bien plus que ça. S’il ne fait pas partie des grands dieux grecs, les Olympiens, il s’impose à l’égal de Zeus comme une divinité majeure, relevant d’une très haute antiquité et annonçant des mythes et des rites qui ont perduré à travers les siècles et les civilisations.

On le soupçonne d’être l’héritier d’une divinité féroce et sanguinaire d’origine orientale. C’est une figure énigmatique, à la fois grecque et barbare, qui a posé et pose encore bien des questions  : dieu de la subversion et de la démesure, il s’oppose violemment à l’ordre établi et au besoin d’harmonie sur lesquels reposent la pensée et la société helléniques, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir été l’objet d’un culte très officiel.

Le dieu qui survient

La preuve du dieu est qu’il est là.
Walter Otto, Dionysos, le mythe et le culte

Dionysos est, en Grèce, le seul dieu qui soit né d'une mère mortelle : Sémélé, la fille du roi de Thèbes Cadmos, l’a conçu en s’unissant à Zeus ; mais Héra, jalouse, incite la jeune femme à demander à son divin amant de se révéler à elle dans toute sa gloire. Incapable de supporter cette vue, elle est embrasée et trouve la mort. Zeus arrache son fils du ventre de sa mère et, s'entaillant la cuisse, y coud l'enfant pour mener la gestation à son terme. C'est ainsi que l’on peut dire que Dionysos est « né de la cuisse de Jupiter ».

Dans la version orphique du mythe, Dionysos-Zagreus est le fils de Zeus et de Perséphone, la déesse des enfers. Héra, toujours jalouse, demande aux Titans de se débarrasser du nouveau-né. Ceux-ci le coupent en morceaux qu’ils font cuire et mangent. Athéna recueille pourtant son cœur et le rapporte à Zeus qui en féconde Sémélé. Les deux légendes attestent donc une double naissance : Dionysos est le « deux fois né », de même que chez nous, plus sereinement, saint « Re-né » fut ramené à la vie par saint Maurille après sa mort.

Le Triomphe de Dionysos - mosaïque de la Maison de Dionysos, Paphos, Chypre

Elevé en Asie par les nymphes et le satyre Silène, le jeune dieu connaît diverses aventures et voyage de pays en pays. Chaque année, Athènes fêtait son retour qui préludait à la sortie de l’hiver : venant de la mer, son image était processionnée sur un char en forme de bateau (un « car-naval » ?). Dionysos se manifeste toujours par épiphanies (apparitions) : dieu itinérant, il surgit ici et là par surprise (éventuellement métamorphosé en lion, en taureau…), s’impose d’emblée et redisparaît aussi subitement ; il est partout un étrange étranger que l’on risque de ne pas reconnaître. Et sa vengeance peut être terrible envers ceux qui alors le négligent. Car sa volonté est péremptoire et passe avant celle des hommes qui lui sont soumis.

Le dieu de tous les excès

Dionysos promet la dilatation du moi jusqu’aux frontières du monde et prétend briser l’étroite prison corporelle dont chaque homme est prisonnier, en lui faisant goûter l’extase d’une vie infinie.
Jean Brun, Le retour de Dionysos
Dionysos - mosaïque de l’île de Délos

Dieu du vin, Dionysos est avant tout le dieu de l’ivresse sous toutes ses formes, associant l’enthousiasme (la participation à la divinité) à l’animalité (le dérèglement des sens). Il incarne la puissance de l’élan vital opposée à l’ordre harmonieux du monde qui est, lui, incarné par Apollon. Ce dernier d’ailleurs se retire les trois mois d’hiver et, à Athènes, cède la place au culte de son rival. Dionysos, représentant d’anciens cultes et traditions, représente l’âme sauvage de la Grèce et permet aux exclus de la société, les femmes et les esclaves notamment, de secouer leur joug en défiant les institutions établies. La pression populaire imposera, au Ve siècle av. J.C., les grandes dionysies comme la principale fête du calendrier. Célébrées en mars, on peut les considérer comme une préfiguration de nos carnavals et de bien d’autres festivités plus récentes (méga fêtes, apéros géants, techno…).

Comme le note Walter Otto, le dieu fait voler en éclats l’image paisible d’un monde bien ordonné et sans surprise. Dieu des illusions consolantes, il est surtout celui de la rébellion, de l’intranquillité et du défoulement qui, par un retour au chaos originel et à la sauvagerie, remet toutes choses en question. Dans une certaine mesure, c’est de lui que pourraient se revendiquer les fanatiques de tous bords, révolutionnaires, terroristes, incendiaires… Bondissant telle une panthère, jaillissant comme les sources, il participe de l’exubérance de la nature et rend fous les humains.

Selon Jean Brun, dans le culte de Dionysos, le vertige joue un rôle […] important : il vise à mettre hors de lui-même celui qui s’abandonne à des tourbillons qui l’engloutissent dans l’océan d’une sensation illimitée où toutes les synesthésies sont permises. On en arrive à dépasser la nature humaine et à défier les dieux, ce qui justifie la méfiance d’un Platon, qui redoute tout ce qui favorise l’hybris, la démesure.

Les saintes orgies

S’il apparaît comme la divinité de la vigne et du vin, c’est sans doute par un adoucissement du sens originel qui faisait de lui le dieu d’une ivresse plus redoutable, la fureur homicide.
René Girard, La Violence et le sacré
Rubens, Bacchanale
musée Pouchkine, Moscou

Avant que ce rite se répande dans la grande Grèce, puis à Rome et dans les provinces romaines, le mont Cithéron était le théâtre des bacchanales : les femmes quittaient leurs foyers, partaient en troupes dans la montagne et s’y livraient à des danses effrénées. Possédées par Dionysos, elles devenaient folles au point de se jeter sur des animaux – chevreaux ou taureaux – pour les démembrer à mains nues et en consommer la chair crue. Il pouvait aussi s’agir de leurs propres enfants, voire de certaines d’entre elles. Strabon en rapporte un exemple, recueilli sur nos rivages :
Il y a dans l’Océan une petite île, non loin de la mer, située en face de l’embouchure de la Loire. Elle est habitée par les femmes des samnites qui sont possédées de Dionysos qu’elles apaisent par des cérémonies et des rites sacrés. […] C’est l’usage une fois par an de démonter le toit du sanctuaire et de le refaire le même jour avant le coucher du soleil, chaque femme portant son fardeau. Si l’une d’elles laisse choir sa charge, les autres la mettent en pièces et portent avec des cris d'évohé les membres de la malheureuse autour du temple, ne s’arrêtant pas tant que ne cesse leur frénésie. Et il arrive toujours à quelqu'une de tomber et de souffrir cette mort.

Manifestation régressive, la fête orgiaque permet de se libérer du conditionnement social, de la pesante banalité du quotidien et d’échapper à tout contrôle rationnel ; fête de la transgression officialisée, elle constitue une sorte de ressourcement, de plongée dans les forces élémentaires de la vie et a en même temps le pouvoir de cimenter le groupe humain.

Mais le déchaînement bachique ne saurait être considéré comme un appel à la révolte. Il a une fonction cathartique et implique toujours, à la fin, un retour à l’ordre. Selon les mots de René Girard, le dieu restaure lui-même la paix qu’il a troublée.

Mort et résurrection

Le bruyant Dionysos est à la fois le dieu de l’amour et celui de la mort.
Michel Maffesoli, L’Ombre de Dionysos

Dionysos a été à plusieurs reprises tué, démembré, et cela dès sa naissance. Et chaque fois il est ressuscité. D’autres dieux ont subi un sort identique : ce sont par exemple en Inde Purusha et Prajapati, en Egypte Osiris ou en Phrygie Attis. Les chamans aussi connaissent cette expérience du dépeçage. Chaque sacrifice fait triompher la vie : en rejouant l’acte primordial de la création, il permet un retour aux origines et assure la continuité du monde. Tel était apparemment le sens profond du théâtre tragique qui s’est développé dans le cadre des fêtes dionysiaques : un rituel funéraire, sacrificiel, la mise en scène du supplice d’un bouc émissaire. Ce dieu exubérant, mortel et sans cesse ressuscitant, reste un dieu des morts. Loin d’habiter les hauteurs de l’Olympe, il ne cesse de faire des allers et retours entre ce monde-ci et les profondeurs infernales.

Sebastiano Ricci, Jupiter et Sémélé
musée des Offices, Florence

Dieu biblique, terrible et vengeur par certains côtés, il est aussi un dieu persécuté, souffrant, mourant. Un dieu christique en quelque sorte, qui sait se montrer compatissant, apporter le réconfort ; un dieu qui s’est fait homme (J'ai changé ma forme divine pour celle d'un mortel, affirme-t-il dans Les Bacchantes) : né d’une femme vierge fécondée par le dieu des dieux, lequel, dans l’Iliade, prononce des paroles évangéliques : Bienheureuse es-tu qui enfanteras une grande joie pour les dieux et les hommes ; car tu as conçu un fils qui apportera aux mortels l’oubli de la souffrance. On pourrait multiplier les analogies avec Jésus : il change l’eau en vin ; il n’est pas venu apporter la paix, mais le glaive, et il arrache les femmes à leurs époux ; victime sacrificielle, il est dépecé par ses ennemis, meurt et ressuscite, et son immolation ne cesse d’être revécue par ses fidèles, réactualisée par les rites ; son tombeau vénéré à Delphes préfigure le Saint-Sépulcre à Jérusalem ; les Titans consomment son corps, il est présent dans le corps des victimes des bacchanales, les bacchantes mangent sa chair et boivent son sang, et ses fidèles continuent de communier en buvant le vin ; enfin Sémélé, sa mère mortelle, a eu le privilège de monter au ciel et de devenir objet de culte… A se demander dans quelle mesure il y a là une simple concordance des aspirations religieuses ou bien un véritable héritage ?

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Thèmes mytho-légendaires

Je suis obsédé par les viscères, mécaniques ou organiques, et j'ai toujours été fasciné par le fonctionnement interne des choses.
Terry Gilliam
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Robert de Niro dans Brazil

Si, dans Brazil, l’environnement est artificiel, fabriqué pour (ou contre) l’homme, on ne peut s’empêcher de penser à un immense organisme animé d’une vie secrète, une Grande Mère qui pourvoie aux besoins de ses enfants tout en se tenant prête à les engloutir. Ses boyaux, tous ces tuyaux enchevêtrés, omniprésents, régulent tout et peuvent tout faire éclater pour peu qu’on les dévoie.

Le film parle de la société, certes, et de son avenir, mais aussi, et par-delà ce qu’en a fait l’homme, du monde naturel, de la vie de la terre, cet espace intermédiaire entre de terrifiantes profondeurs telluriques et de sublimes envolées vers des ciels de rêve. Les ascenseurs, les escaliers ne cessent de chercher à relier, dans la réalité, ces espaces oniriques.

Des figures mythologiques surgissent au fil de la narration, révélant la permanence d’archétypes ancestraux : Icare s’élançant vers le soleil, saint Michel, armé de son épée, s’opposant aux démons, David combattant Goliath, sans parler de moments mythiques du cinéma : les soldats tsaristes du Cuirassé Potemkine descendant les escaliers d’Odessa ou le samouraï arraché aux films de Kurosawa… Toujours les forces du Bien contre celles du Mal.

Le vol d’Icare dans Brazil

Tel est en effet l’enjeu : le combat cosmique entre les Titans ou les monstres surgis des profondeurs infernales et les dieux représentés par un radieux archange. Et, au milieu, Sam qui, pour reprendre les mots de Maria Daraki à propos de Dionysos, circule librement entre l’espace ensoleillé et le monde souterrain. Comme le dieu, il est sacrifié, broyé, quasiment dépecé par les forces obscures ; mais son rêve final, son sourire de béatitude suggèrent que, lui aussi, d’une façon ou d’une autre, il revivra. Pourquoi ne pas imaginer (comme dans Un jour sans fin) un nouveau réveil, répétant le début du film : une émersion à partir du néant ?

Le rêve utopique

Le bonheur : Nous y sommes tous ensemble.
Affiche publicitaire dans le film

Au cœur de ce monde terrifiant, le réalisateur suggère l’existence d’aspirations utopiques : n’est-ce pas dans la tour Shangrila que les services de sécurité interviennent, du nom de ce pays paradisiaque découvert par les personnages de Horizons perdus ? On y rêve de société parfaite, de bonheur et, avec la mère de Sam, d’une éternelle jeunesse, du retour perpétuel de la séduction. La folie utopique recouvre cependant une certaine ivresse du pouvoir bureaucratique et oppressif, en même temps que de la réaction terroriste : en fait un monde en transe jusque dans son organisation rationnelle, un système qui frénétiquement tourne en rond, comme ces échanges de pneumatiques, de reçus et contre-reçus et de paquets-cadeaux.

Le cataclysme bureaucratique dans Brazil

Mais le délire prend une autre dimension ; dès le début c’est la confusion : le réveil en panne, les appareils domestiques qui deviennent fous, et surtout la machine administrative qu’une simple mouche, petit grain de sable, parvient à gripper (et, en un raccourci qui résume tout le film, elle est « sacrifiée » comme le sera Sam). Le montage oppose les brutales intrusions du désordre dans la normalité. Les enfants attendent le Père Noël, mais il est bien étrange celui-ci qui, armé jusqu’aux dents, descend de la cheminée… Et il se confirmera à la fin du film qu’il s’agit véritablement d’un ogre abominable. La pression dans les tuyaux court-circuités fait tout sauter, libérant la paperasse qui s’envole de toutes parts. L’action individuelle de Sam est amplifiée pour atteindre une dimension cosmique. La logique du carnaval se substitue à celle de l’utilitaire.

Le jaillissement

Aller n’importe où, voyager léger, entrer, sortir, en cavalier seul.
Tuttle, en réaction à l’emprise des formulaires

Autant de stimulantes transgressions des institutions. C’est l’arrivée de la mouche qui brise l’ordre bureaucratique, tandis que la Jill rêvée se manifeste sur un écran d’abord, puis à travers un miroir, avant de faire irruption dans la réalité ; mais c’est surtout Tuttle qui mène la danse, avec ses apparitions imprévisibles et providentielles et ses subites disparitions, jusqu’à être littéralement « avalé » par la paperasse. C’est bien lui qui représente, selon la formule de Marcel Detienne, ce dieu qui vient, l’éternel voyageur qui entre en scène pour perturber l’ordre social.

En Grèce, les fêtes de Dionysos se succédaient tout au long des mois d’hiver. De même Brazil semble célébrer une fête perpétuelle : un Noël dilaté à la longueur du film ; cette fête qui traditionnellement marque l’inversion du temps, était bien autrefois l’occasion de rompre avec la banalité du quotidien au travers de rites à caractère carnavalesque : fête des fous, fête de l’âne... Le chœur des Bacchantes chantait : Quand Dionysos guidera, la terre dansera. Ici la terre, soulevée par un magma sous pression, se met littéralement en mouvement, et ses jaillissements multipliés sont, plus que de simples éruptions, de véritables érections projetées à l’assaut du rêve qu’elles brisent lorsque Sam est sur le point de rejoindre la femme idéale (et où la panne de la climatisation détermine une surchauffe de l’appartement).

La terre ensuite vomit un géant qui agrippe Sam par les pieds au moment où celui-ci va être mis en face de la réalité de la torture et du risque que court Jill. Peu à peu ses rêves mettent celle-ci en danger ; ils deviennent cauchemars et se concrétisent, en même temps qu’il prend conscience et se rebelle.

La fête dionysiaque

Kim Greist dans Brazil

La scène de l’arrestation de Jill oppose sa spontanéité et son impétuosité, son refus de la soumission, à la rigidité du pouvoir. Sam, retenu un temps par l’injonction de ramasser les papiers qui s’éparpillent, se libère, se laissant entraîner par le camion que la jeune femme fait bondir et auquel il tente désespérément de s’accrocher. Tel Dionysos il descend aux enfers, dans la fournaise de l’usine, avant de remonter sur terre. Alors, pris d’une frénésie aveugle, « enthousiaste », il lance la machine à tombeau ouvert et fait sauter tous les barrages, jusqu’au sacrifice ultime. Le monde, routinier et oppressant, explose tout autour de lui, et il peut assouvir son amour en même temps qu’il tue symboliquement (et indirectement pour de vrai) son amante. Elle n’est plus qu’une apparition vaporeuse, elle redevient rêve et leur union, passionnée, se résout nécessairement en « noces funèbres ». La caméra les plaque sur le lit, et les rideaux au-dessus d’eux peuvent se refermer en iris de fin.

L’explosion du Ministère de l’Information
dans
Brazil

C'est alors que le pouvoir totalitaire veut entraver ce mouvement de rébellion en emprisonnant Sam, de même que le roi Penthée dans Les Bacchantes d’Euripide prétendait enchaîner Dionysos. Mais, comme le dieu, et grâce à Tuttle, Sam parvient à spectaculairement fracturer tous les verrous et à se livrer à la grande fête : une véritable orgie de coups de feu et d’explosions, un grandiose feu d’artifice qui pulvérise l’appareil bureaucratique et qui n’a rien à envier à celui qui termine Un singe en hiver. Ce sera bientôt, au terme d’une nouvelle plongée aux enfers -  par-delà le cercueil au royaume de la mort - le retour au calme, à la sérénité que ponctue la mélodie d’une samba carnavalesque, celle qui accompagnait ses premiers rêves.

C’est cette grille de lecture qui nous permet de classer Brazil dans un panorama des ivresses et de consacrer ce film à Dionysos. On n’y boit certes aucune goutte d’alcool, tout juste du thé ; mais il faut rendre justice à un réalisateur qui est habité par une véritable frénésie de la création et qui semble bien être un adorateur du dieu de tous les excès. Sa mise en scène, comme son scénario, nous entraînent dans un désordre subversif qui fait exploser l’ordre institué. Soupapes de l’imaginaire, l’utopie et l’ivresse ne se rejoignent-elles pas pour transcender une réalité décevante, susciter de grandioses et fulgurantes visions, et retrouver la divinité au sein même de la matérialité ?

Kim Greist et Jonathan Pryce dans Brazil

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une année d'ivresses

La projection de Brazil s’inscrit dans le cadre d’un colloque consacré aux utopies.

Cinélégende profite de ce film, œuvre d’un cinéaste visionnaire, pour inaugurer sa programmation 2012-2013 consacrée aux « ivresses », qui entend célébrer le retour dans notre société de Dionysos tel qu’il est pronostiqué par Jean Brun ou Michel Maffesoli. Maître des métamorphoses, le dieu de l'ivresse et de l'extase en effet ne cesse d’apparaître sur cette terre, et notamment dans certains films.

Le retour de Dionysos

On peut penser qu’une nouvelle modulation du dionysiaque prend naissance sous nos yeux.
Michel Maffesoli, L’Ombre de Dionysos

Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple – musée du Louvre

Il semblerait qu’avec la « postmodernité », le versatile Dionysos se substitue au Prométhée industrieux du productivisme. Le besoin de faire la fête, la libération des mœurs, les attitudes déraisonnables ont tendance à prendre le pas sur une logique de pure rentabilité. Mais, de la peinture baroque à Shakespeare, du libertinage du dldsld XVIIIème siècle au libertaire marquis de Sade, et de Nietzsche à la révolution surréaliste, Dionysos n’a guère cessé de faire entendre sa voix. La marquise de Merteuil comme Don Juan le célèbrent. La Révolution marque son triomphe : elle repose, comme le note Martin Rodan dans Dionysos – Origines et résurgences, sur des sentiments irrationnels, des mythes anciens, des rêves communs, quelque genius loci, une négation de la hiérarchie sociale, une ivresse délirante d’une foule en liesse. Telles les victimes sacrificielles des Bacchantes, les opposants sont frénétiquement décapités, « dépecés »…

Mai 68 a été à son tour une grande fête dionysiaque, au même titre que le festival de Woodstock. La musique cherche, par la prépondérance du rythme et le volume de l’écoute, à induire un état de transe. L’exaltation des fans (souvent des femmes) pour les stars perpétue la ferveur des bacchantes, sauf qu’au lieu de démembrer leurs idoles, ils se contentent de leur arracher des pièces de vêtements. Les manifestations sportives soulèvent l’enthousiasme des foules et peuvent déchaîner des violences. Certains pèlerinages ou les Journées Mondiales de la Jeunesse sont l’occasion de formidables rassemblements. Les festivités de rues, comme les Accroche-Cœurs, veulent retrouver le sens du carnaval. Et les faits divers, régulièrement, témoignent de l’urgence pour certains de défier les interdits sociaux et de se livrer à des actes inconsidérés , voire aux pires violences...

Il semble que plus notre société recherche l’efficience et la rentabilité, plus elle éprouve le besoin de se défouler, de renouer avec l’élan vital. C’était déjà le cas dans la Grèce antique où, selon Maria Daraki, se sont maintenus côte à côte deux systèmes : l’émergence d’une logique juridico-politique, dominée par le civisme et la Raison, et la survivance d’une pensée magico-religieuse héritée des temps anciens. Et celle-ci constituait un exutoire nécessaire pour une sensibilité rétive au changement : Au fur et à mesure que se mettent en place les normes raisonnables du juridique se renforcent aussi les positions d’une religion qui vient leur faire contrepoids.

Toutes les ivresses

On ne saurait réduire l’ivresse à une simple consommation abusive d’alcool. Le Robert la définit comme l’état d’une personne transportée, vivement émue… un état d’euphorie, de ravissement, d’exaltation. Sa première fonction historique est de communiquer avec le divin : rencontrer Dieu en échappant à sa condition de simple mortel. Elle permet aussi de communier avec les autres, car elle ne peut être qu’une expérience collective et conviviale. Comme le résume M. Maffesoli, elle amène l’individu à se transcender et à se perdre dans un ensemble plus vaste. Mais cette recherche peut aussi devenir mortifère dans un monde où Dieu a disparu et où l’individu prime sur la communauté ; c’est ainsi que l’ivresse peut faire place à l’addiction, à la dépendance, à l’ivrognerie...

L’ivresse est à la fois abandon à ce qui dépasse l’homme et initiation. Elle bouleverse l’ordre normal des choses et sacralise le monde profane : il s’agit de recréer, ne serait-ce que pour un moment, le chaos originel, de donner libre cours aux forces brutes de la nature. Et, dans le plaisir ou la douleur, elle est porteuse de connaissance et de révélation, de consolation et d’inspiration.

Les ivresses au cinéma

Dionysos est réputé être l’initiateur du spectacle théâtral. Ses fêtes ont donné naissance à la tragédie et à la comédie. Ne serait-il pas également, par voie de conséquence, à l’origine de l’art cinématographique ? Le spectateur est un peu comme Penthée qui s’en va la nuit assister à la bacchanale en se dissimulant dans le feuillage d’un arbre ; comme lui, il vient pour voir, à ses risques et périls, pour participer à un culte, à une fête séduisante et violente à la fois, qui peut remettre en cause ses certitudes.

Photogramme du film Vengo de Tony Gatlif

D’une façon ou d’une autre et à un niveau ou à un autre, le cinéma, et les arts en général impliquent une nature dionysiaque ; ils cherchent à révéler, à libérer les forces vives qui sous-tendent le monde. On y retrouve mêlés la mystique, le jeu, la folie, l’humour, l'amour , la déraison, le refus des convenances, l’argent, l’inspiration créatrice, la musique, la danse, le pouvoir, la violence, la passion pour les armes, le sexe, la joie ou la douleur… tout ce qui enflamme les passions : un gigantesque feu d’artifice dans lequel tous les types d’ivresse se mêlent, se confondent et flamboient d’un même feu.

Cinélégende a choisi cette année d’en explorer quelques formes qui se réfèrent plus ou moins explicitement au culte antique de Dionysos. Cela sera l’occasion d’explorer la mythologie attachée à ces différents thèmes :
- les états modifiés de conscience et les substances susceptibles de les induire,
- la ferveur religieuse,
- les fêtes, la danse et la transe,
- et bien entendu le vin et l’alcool en général.

Autant de moyens de s’évader d’une réalité trop pesante et de se projeter, pour le meilleur ou pour le pire, dans des mondes apparemment illusoires mais porteurs d’une certaine vérité… Vous avez dit « utopies » ?

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biblio-filmographie

Livres

. EURIPIDE, Les Bacchantes, 405 av. J.C.
. Friedrich NIETZSCHE, Naissance de la tragédie, 1871
. Maria DARAKI, Dionysos et la déesse terre, Flammarion, 1994
. Michel MAFFESOLI, Le Retour de Dionysos, pour une sociologie de l’orgie, Méridiens/Anthropos, 1982
. Michel MAFFESOLI, L’Ombre de Dionysos, Librairie des Méridiens, 1985
. Walter F. OTTO, Dionysos, le mythe et le culte, Mercure de France, 1969
. Marcel DETIENNE, Dionysos à ciel ouvert, Hachette, 1998
. Collectif, Dionysos – Origines et résurgences, Librairie philosophique J. Vrin, 2001
. Jean BRUN, Le retour de Dionysos, 1969
. René GIRARD, La Violence et le sacré, Grasset, 1972
. Michel BOURLET, L’orgie sur la montagne, Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, N°1, 1983 (www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm)

Films

. Giorgio FERRONI, Les Bacchantes, 1961
. Jean LOUBIGNAC, Ah ! les belles bachantes, 1954
. Emir KUSTURICA, La Vie est un miracle, 2004
. Emir KUSTURICA, Chat noir, chat blanc, 1998
. Blake EDWARDS, The Party, 1968
. les films des Marx Brothers
et quelques films évoquant des types d’ivresse dont ne parlera pas Cinélégende :
. Michael WADLEIGH , Woodstock, 1970
. Denis HOPPER, Easy Rider, 1969
. Orson WELLES, Citizen Kane, 1941
. Marco FERRERI, La grande Bouffe, 1973
. Michael CIMINO, Voyage au bout de l’enfer, 1978
. Jacques DEMY, La Baie des Anges, 1963
. Nagisa OSHIMA, L’Empire des sens, 1976
. Ted Kotcheff, Rambo, 1982
. Stanley KUBRICK, Full metal Jacket, 1987
. Denis DERCOURT, Demain dès l’aube, 2008
. Norman JEWISON, Rollerball, 1975
. Alain CAVALIER, Thérèse, 1986
. Yves ROBERT, Alexandre le bienheureux, 1967

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Programme 2012-13

brazil

Grande-Bretagne - 1985 - 145 minutes couleurs
dystopie délirante

Réalisation : Terry Gilliam
Interprètes : Jonathan Pryce (Sam Lowry), Robert de Niro (Harry Tuttle), Kim Greist (Jill Layton), Michael Palin (Jack), Bob Hopkins (Spoor), Katherine Helmond (la mère)

SUJET
Sam Lowry, fonctionnaire modèle, a tendance à s’évader de son environnement bureaucratique dépourvu de toute fantaisie ; c’est sur les ailes du rêve qu’il s’élance, en quête d’une femme évanescente et inaccessible.

Mais une erreur administrative va bouleverser son existence. Un chauffagiste extravagant l’arrache à la quotidienne banalité, tandis que la femme de ses rêves fait irruption dans sa vie. Pris d’une véritable frénésie, il est amené à se rebeller contre l’ordre totalitaire et à s’afficher comme un dissident...