Cinélégende

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la quête de soi 

mardi 21 février, 13h30 : Film
Le Voyage de Chihiro  (Japon, 122 min.) de Hayao Miyazaki, avec présentation et débat en présence de Gildas Jaffrennou, enseignant cinéma

Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers

à partir de 8 ans
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans 5,90 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 €

samedi 25 février, 18h : Film documentaire
Le Bonheur... terre promise (France, 2011) de Laurent Hasse, en présence du réalisateur
Maison de quartier "Angers centre", 12, rue Thiers, Angers
Gratuit

mardi 28 février, 20h15 : Film
Le grand Voyage (France, Maroc, 108 min.) de Ismaël Ferroukhi, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu et de Khalid Lammini, hadj angevin

Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers

Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans 5,90 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 €

mercredi 1er mars, 19h30 : Dîner-spectacle
Les Chemineux - Contes des Pèlerins sur les sentiers d'étoiles, avec Sylvie de Berg
Restaurant Les 3 Grands-Mères, 25, rue Beaurepaire, Angers
27 € - réservations : 02 41 86 70 80

jeudi 2 mars, 18h30 : Conférence
Le voyage vers Saint-Jacques de Compostelle, mythes et symboles, par Georges Bertin, socio-anthropologue, jacquet angevin qui a rallié Santiago depuis Angers, en 2009. A publié : La coquille et le bourdon, essai sur les imaginaires du chemin de Compostelle, L'à part éditions et La tribu du lâcher prise, mythes et symboles du chemin de Compostelle, éd du Cosmogone, Lyon

Jamais le Voyage n'a connu un tel succès dans toutes les classes sociales. Celui vers Saint Jacques occupe une place particulière par sa fréquentation, la reconnaissance qui en découle, les productions culturelles qui lui sont consacrées, la diversité des motivations et des origines de ceux qui se mettent en route. Surtout, il les met en lien, en résonance, avec les mythes et symboles fondateurs de notre civilisation occidentale qu'ils redécouvrent à chaque étape. Dans le lâcher prise qui en résulte se jouent, pour les pèlerins contemporains, des actualisations souvent insoupçonnées de chacun au départ de leur aventure. D'aucuns la vivent comme une illumination. Et nul n'en revient indemne.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

vendredi 3 mars, 20h à 22h : Atelier d'écriture
Le récit de voyage (à l’autre bout du monde ou dans une chambre) avec Schéhérazade (Véronique Vary)

Je suis un monde et je dis le monde.
Cheminement, trajectoire, espace, voyage et antivoyage … Venez imaginer des contrées réelles ou imaginaires avec leur géographie et leur population comme dans les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift ou comme dans les récits de voyage des explorateurs.
Dépaysement garanti !

La Marge, 7 rue de Frémur, Angers

Ouvert à tous : novices ou plus expérimentés
45 euros le cycle/ 22 euros tarif réduit (12 et 7 euros l'atelier)

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Voyage d'affaire ou mission d'exploration, tentative d'évasion ou parcours de survie, circuit d'aventures…, on voyage par nécessité, par besoin, par désir, par curiosité… Mais le voyage peut aussi bien être accompli pour le voyage lui-même, la destination relevant du symbole ou s'effaçant en cours de route. Il devient alors promenade ou (grande) randonnée et répond tout simplement à ce naturel et irrésistible besoin de bouger, sans but avéré, qui pousse les enfants dès leur plus jeune âge à gambader, et qui fait que l'adolescent a du mal à tenir en place : une aspiration à sillonner et découvrir le monde tout en se mesurant à soi-même, un instinct, juste le mouvement de la vie.
Le voyage est une aventure du quotidien. Il faut, après avoir mis de bonnes chaussures, endossé son sac et saisi son bâton, le bourdon du pèlerin, couper les amarres, s'arracher au monde profane et franchir les frontières ; et, même si l'on se trouve des compagnons ou si l'on fait des rencontres, il s'agit nécessairement d'une marche solitaire, dont l'enjeu réside moins dans l'aboutissement que dans le chemin.
Du road-movie au récit de pèlerinage, de traversées du labyrinthe à la plongée au pays des merveilles d'Alice ou de la petite Dorothy du Magicien d'Oz, le cinéma a accompagné sur le chemin de l'errance nombre de ces héros et héroïnes, révélant d'étranges contrées et d'énigmatiques paysages intérieurs.

Le grand Voyage

Réda et son père
Ismaël Ferroukhi est né au Maroc et est arrivé très jeune en France. Il a été révélé par quelques courts-métrages avant de réaliser Le grand Voyage qui est son premier long-métrage. On lui doit par la suite, entre autres, Les Hommes libres dont le cadre est la mosquée de Paris pendant l'Occupation. Autant de films qui interrogent la religion et qui parlent d'intégration et de recherche des origines. Ils sont porteurs d'une dimension autobiographique.

Ce road-movie s'appuie sur un huis-clos qui impose la promiscuité entre les personnages, un face à face qui creuse les différences qui les séparent (génération, culture, langue, mode de vie...). Certains ont pu déceler des traces de prosélytisme dans cet émouvant récit d'ouverture et de réconciliation, qui laisse également filtrer des notes d'humour. Il faut plutôt y voir, à la manière de Voyage en Italie, un itinéraire intime en pays étrange, qui mène à une providentielle prise de conscience. Le propos du réalisateur était simple : " J'avais envie de raconter une histoire humaine sur deux protagonistes musulmans pour qu'on arrête de véhiculer des clichés sur une communauté foncièrement pacifique et tolérante. "

voir le dossier pédagogique 

Le Voyage de Chihiro

Chihiro

Telle Alice, Chihiro se retrouve au pays des merveilles, là où tous les repères s'évanouissent. Les événements ne répondent à aucune logique, les personnages se métamorphosent, les notions de bien et de mal s'estompent. Impossible de définir une clef unique pour décrire cette profusion de décors, figures et situations. On y trouve bien sûr des références à la culture et au folklore japonais, mais le film puise aussi bien dans d'autres sources : on y retrouve des symboles universels, comme le pont ou le tunnel, et surtout le fabuleux imaginaire de Miyazaki.

Le réalisateur y développe plusieurs thèmes qui lui sont chers : le voyage initiatique, l'attachement aux valeurs ancestrales (le shintoïsme), la vénération de la nature et de tous les êtres, matériels ou spirituels, qui la peuplent, ainsi que les menaces que fait peser la société moderne, la pollution ou la valeur du travail collectif.

Le Voyage de Chihiro a été dessiné à la main sur celluloïd, avant de faire appel aux technologies les plus avancées en matière d'animation par ordinateur. L'extrême complexité du scénario confère toute sa richesse à ce film pour enfants. Il a représenté le plus grand succès de l'histoire du cinéma japonais et a été le plus gros succès non-américain au box-office. Acclamé par la critique internationale, il remporte plusieurs récompenses, dont l'Oscar du meilleur film d'animation et, à Berlin, l'Ours d'or du meilleur film.

voir le dossier pédagogique 

thèmes mytho-légendaires des films

Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure.
Dante, La divine Comédie (L’Enfer)

Chihiro devient transparente
Réda est, comme Chihiro, un personnage en porte-à-faux, entre deux foyers, deux cultures, en cours de déménagement… Il ne sait pas communiquer avec son père qui, lui-même en tant qu’exilé, est en manque d’intégration. Ils ne parlent pas la même langue. Chihiro elle aussi se retrouve délaissée, étrangère à des parents qui ne pensent qu’à s’empiffrer. Elle commence à disparaître et va jusqu’à perdre son nom en endossant une nouvelle identité, celle de « Sen ». Tous deux sont en attente, prêts à partir à la découverte d’eux-mêmes, à s’engager dans un cheminement initiatique, un véritable parcours du labyrinthe.

Jacques Attali relève à ce propos « des thèmes fondamentaux de l’histoire humaine : la faute comme source d’exil, la prison comme protection, l’errance comme initiation, les ténèbres comme menace, la vanité comme perte, l’homme comme force animale, et, au bout du chemin, la Terre promise comme réponse aux angoisses ». On pourrait sans peine retrouver la plupart de ces thèmes, transposés, dans les deux films qui nous intéressent.

Réda récupère une portière pour la voiture
C’est bien en prenant conscience d’une faute initiale que l’on entreprend le voyage, à l’instar d’Adam et Eve qui, lestés du poids de leur transgression et chassés du cocon paradisiaque, partent en errance à travers le vaste monde. C’est d’abord dans le fatras d’une casse automobile, sur un tas de carcasses cabossées, que l’on accompagne Réda, et la tache que fera cette portière orange posée sur une voiture bleue rappellera tout au long du film ce désordre initial. Il refuse ensuite d’aider son frère ainé et, contraint de racheter l’infraction qui a coûté à celui-ci son permis, rechigne à l’idée d’accompagner son père. Quant à Chihiro, elle manifeste d’abord sa mauvaise humeur, tandis que son père, se trompant présomptueusement de chemin et ignorant les mises en garde de son épouse, pénètre imprudemment dans le domaine réservé des esprits ; il fait l’erreur d’entraîner de force sa famille dans ce tunnel qui terrifie la fillette.

Le passage du seuil

Une fois devant la porte, encore faut-il avoir le courage d’entrer.
Jacques Attali, Chemins de sagesse

Chihiro sur le pont qui donne accès aux bains
Dès la première image, avec le mot d’adieu de ses amies, « Au revoir et bon courage », Chihiro est aspirée vers un ailleurs incertain. Elle se retrouve bientôt dans un lieu déconcertant, mais ce n’est qu’une fois la nuit tombée et les fantômes réveillés qu’elle passera le pont et sera projetée dans un monde étranger à toute logique. Pour Réda, ce pas décisif est intériorisé et résumé en quelques images : il rentre en lui-même après avoir déclaré qu’il n’était pas question pour lui de partir, il étudie une carte, s’abstient de répondre à l’appel téléphonique de son amie Lisa, se concentre, et se retrouve à charger le coffre de la voiture.

Ce moment où l’on passe outre, où l’on quitte toutes ses attaches (familiales, sentimentales, sociales…), et son cadre de vie même, est déterminant pour tous ceux qui partent ainsi en quête. C’était déjà le cas pour ces chevaliers qui, entraînés à la poursuite de quelque mystérieux animal, franchissaient l’orée du bois et s’engageaient dans la forêt aventureuse, ou pour tous ces héros de contes qui, contraints de quitter leur chaumière, prenaient leur baluchon et partaient s’exposer à tous les aléas de la vie.

Réda et son père sur la route
On s’engage dans un parcours nécessairement solitaire, où l’on se mesure au monde et à soi-même. Mais on y est le plus souvent accompagné, surtout pour le départ, dans la mesure où il concerne un « néophyte » qui ignore tout de l’expérience qu’il est amené à vivre. Pour compléter les conseils et indications qui lui sont donnés, un « Guide du pèlerin » – une carte routière ou des indices comme ceux prodigués par Lin, pour Chihiro) - peut être un accessoire indispensable pour qui prend la route.

C’est son père qui, bon gré mal gré, guidera Réda qui est le véritable héros du Grand Voyage ; porteur du savoir, c’est lui qui peut donner du sens au périple qu’ils entreprennent. Et c’est Haku qui, en tant qu’initiateur, entraîne Chihiro et lui donne les clefs du monde dans lequel elle pénètre.

Elle doit préalablement avaler une nourriture de l’autre monde, sorte de viatique qui lui permettra d’y exister, alors que c’est en se goinfrant que ses parents se transforment en cochons. On se rappelle ces mythes (Inanna à Sumer ou Proserpine en Grèce) où le fait de manger, ne serait-ce qu’un grain de grenade, conditionne le passage vers le royaume des morts. C’est de la même façon en mangeant que la Belle et son père accèdent au palais de la Bête ou que Hansel et Gretel, se régalant de la maison de pain d’épices, et Blanche Neige, croquant dans la pomme, tombent sous l’emprise de la sorcière ou de la marâtre. Tout au long de nos deux films, le thème de l’alimentation prend une importance symbolique, rituelle, en même temps qu’elle représente une nécessité vitale pour faire le chemin.

Réda à la recherche de son père à La Mecque
Le voyage initiatique implique aussi des étapes de purification : les pèlerins du Grand Voyage se lavent rituellement les mains, font leurs ablutions et se revêtent de blanc, contrairement à Réda qui n’est pas encore prêt et marche à contresens du flot humain, mais qui en même temps se purifie par l’esprit. Quant au voyage de Chihiro, il se déroule symboliquement dans un établissement de bains où les rituels de lavement jouent un rôle essentiel (elle est affectée au service de nettoyage), et surtout il faut que la fillette parvienne à se débarrasser de sa « répugnante » odeur d’humain... Les pèlerins en faisaient tout autant en se baignant dans le Jourdain à Jérusalem ou bien dans un petit cours d’eau à l’abord de Compostelle pour se purifier l’âme et le corps de la poussière accumulée tout au long du chemin.

Une fois partis, nos héros n’ont d’autre choix que d’aller jusqu’au bout, de suivre le chemin, comme ces héroïnes de contes qui se voient contraintes de marcher de château en château, de village en village, jusqu’à user une ou plusieurs paires de souliers de fer pour découvrir leur époux ou expier une faute. Ils en viennent ainsi à arpenter l’immensité du monde. Mais chacun fait son propre cheminement dans des univers radicalement différents, marqués par une profusion exubérante ou par l’évidence d’un projet. Alors que Chihiro s’enfonce dans les méandres d’un labyrinthe, vers les profondeurs de l’inconscient, Réda suit une trajectoire rectiligne et progresse vers une conscience claire de lui-même.

La route

L'important n'est pas le but, mais le chemin.
Proverbe chinois

Surprenant, ce pèlerinage qui se déroule en huis clos, au sein d’une voiture ! Il n’en est pas moins exigeant pour ses protagonistes qui, tout au long de la route, progressent en faisant la découverte de paysages, de lieux, de personnes. La mise en scène s’attache à créer des liens entre les deux espaces. Elle décrit un périple intime lié à la progression physique des personnages, qu’il s’agisse de Réda, instable, en recherche perpétuelle, ou du père qui s’impose comme un roc inébranlable de certitude.

À la façon de ceux qui sont soumis à des rites d’initiation, ou de la déesse sumérienne Inanna descendant aux Enfers, Réda doit peu à peu se dépouiller de tout ce qui peut le raccrocher au monde profane (le téléphone, la photo de Lisa, l’appareil photo…). Son cheminement l’amène à déchiffrer le sens des rencontres qu’il fait. Mustapha, figure du Tentateur et (faux) père de substitution, grâce auquel le dialogue devient possible, s’affirme comme une aide possible avant d’abandonner Réda à sa propre perplexité, rejoignant ainsi certains conseillers sur lesquels, dans les contes, le héros ne peut pas vraiment compter. Le personnage de Lisa, par contre, est toujours présent à l’esprit de Réda, sans participer personnellement à l’aventure. On pourrait dire qu’au-delà de la quête spirituelle, elle représente la dame qui inspire le chevalier, en quelque sorte la muse invisible, l’inspiratrice, qu’il va sûrement rejoindre : le père se garde bien de jeter sa photo et celle-ci s'affiche finalement plein écran au terme du chemin après l’ultime réconciliation.

La passagère énigmatique
Le voyage est jalonné de signes, comme cette énigmatique vieille en noir qui, telle une dame blanche, surgit en travers du chemin, disparaît et réapparaît : personnage emblématique des légendes, qui reste illisible pour Réda mais que le père n’a pas de peine à déchiffrer et à accepter, à la fois spectre de la guerre encore proche à cet endroit, et annonciatrice de la mort finale. Le berger menant son troupeau dans le désert est un autre symbole, pour ainsi dire biblique, qui s’exprime dans le rêve où Réda, séparé de son père et s’ensablant, se montre incapable de le suivre.

Le film avance par étapes, marquant des moments de transition, des temps d’arrêts qui correspondent à autant d’épreuves à surmonter. Ce sont la « mort » et la «résurrection » symboliques du père lorsqu’ils se retrouvent dans la voiture ensevelie sous la neige, ou bien la rébellion du fils qui s’écarte, escalade la colline et refuse de continuer. Sa tentative d’émancipation semble alors condamnée d’avance par la nature désertique du lieu et elle se résout, comme pour Moïse, Jésus ou Mahomet, par une révélation sur la montagne. Sans parler de cette séquence où Réda part faire la fête et où le contact est coupé avec le père. Peu à peu, au fil de ces épisodes de crise, il apprend cette empathie dont son père est riche, qui sait, sans parler, comprendre les autres, qu’il s’agisse d’accueillir la vieille femme dans la voiture, de donner l’aumône ou de changer de l’argent. A la fin, lorsque celui-ci partira pour l’ultime voyage, le « grand voyage » auquel tout un chacun est convié, la transmission, le transfert des valeurs pourra enfin se faire de l’un à l’autre.

Le labyrinthe

C’est l'histoire d'une petite fille qui, jetée dans un monde où se mêlent braves gens et personnages malhonnêtes, va se discipliner, apprendre l'amitié et le dévouement, et va mettre en œuvre toutes ses ressources pour survivre.
Hayao Miyazaki

Le titre original du film, Sen to Chihiro no kamikakushi, peut se traduire par : « Le rapt de Sen et de Chihiro dans le monde des esprits ». Le mot kamikakushi en fait évoque la disparition ou la mort mystérieuse d’une personne qui a offensé quelque esprit. Plus que d’un simple voyage donc, c’est d’un « ravissement » qu’il s’agit : Chihiro - sous sa propre identité ou bien sous celle de Sen qui lui est imposée - est entraînée hors de sa propre existence vers une réalité autre dont elle ignore toutes les règles. On pense bien sûr aux aventures d’Alice qui tombe dans le terrier et découvre le pays des merveilles où règne l’absurde : plus de règle, plus de repère, plus de logique, un émerveillement permanent. Chihiro ne cherche pas davantage à comprendre, elle se laisse aveuglément guider par les circonstances, mais, à la différence d’Alice, elle prend peu à peu son sort en main, fraie son propre chemin et, guidée par son instinct, entreprend d’agir.

Kamaji
Son itinéraire s’ouvre sur une vertigineuse descente dans de sombres tréfonds enfumés, là où se terre l’industrieux Kamaji, bourru mais protecteur. Puis elle visite les étages supérieurs où règne la redoutable Yubaba. Elle explore ainsi, à la façon des héros de contes qui arpentent le monde, ou bien de Dante, l’étendue du domaine où elle se retrouve. Le film Metropolis brossait déjà, en opposant les ouvriers des espaces souterrains qu’haranguait Maria et les nantis d’en-haut, un tableau vivant de la société et de l’âme humaines. L’établissement de bains du Voyage de Chihiro, animé de flux perpétuels, est tout aussi organique. On y relève cependant une inversion des figures traditionnelles : c’est une figure masculine débonnaire qui s’affaire dans les entrailles de la terre, aux fourneaux, là où réside l’inconscient, tandis que c’est une figure féminine, mielleuse mais agressive, qui se tient au sommet, à la tête, et qui entend tout gérer.

On perd vite tout repère. Les esprits sont à la fois, ou successivement, bons ou méchants, gracieux ou horribles. La découverte de ce monde, qui lui était inconnu, est surtout pour Chihiro l’occasion de voyager dans son propre univers intérieur, de laisser s’exprimer et s’affirmer des talents enfouis en elle-même. L’important pour elle est, une fois s’être fait voler son nom, de se reconstruire, de préserver son identité : « Ton vrai nom doit rester caché dans ton cœur. » Seule une prise de conscience progressive lui permettra d’apprendre à évoluer dans son nouvel environnement.

Haku sous sa forme de dragon
Le trajet est long et incertain. Haku la prévient : « Tu vas souffrir, mais la chance tournera. » Mais ce guide lui-même en arrive à lui faire défaut ; il se métamorphose, devient dragon et s’envole au loin, la laissant à sa solitude. Lin l’avait bien mise en garde : « Méfie-toi de lui comme de la peste ! » Un autre guide, le « Sans-visage », réfugié dans son mutisme, pourrait aussi se présenter comme un compagnon, mais il est tout aussi incertain : qui est-il cet être spirituel, à peine corporel, qui se goinfre sans retenue ? La fillette n’a d’autre solution que de suivre jusqu’au bout son aventure. Il lui faut, une fois engagée, prendre de l’assurance et trouver son chemin en elle-même.

L’image de cette série de portes qui s’ouvrent dans la perspective, lorsqu’elle arrive chez Yubaba, reprend celle à laquelle Hitchcock faisait appel pour montrer l’ouverture à l’amour de Constance (incarnée par Ingrid Bergman) dans La Maison du Dr Edwardes. Comme pour celle-ci qui va se retrouver aux prises avec l’inconscient de son partenaire, c’est un affrontement qui s’amorce pour Chihiro, contre l’autorité de la sorcière et contre l’irrationalité de sa situation.

Chihiro face à l'esprit putride
Elle doit se démener dans un envahissant mélange de formes et de matières, suite d’ingestions et de déglutitions, et lutter contre les apparences, tenter par exemple d’appréhender la double nature de la terrible Yubaba en la distinguant de sa bienfaisante sœur jumelle Zeniba. C’est paradoxalement en se mesurant à bras le corps avec le répugnant « putride », dans une immersion totale, qu’elle se trouvera purifiée. Elle dédaigne l’or qui lui est fallacieusement proposé (cet or que les contes et la psychanalyse transmuent volontiers en boue ou en excrément) et elle empreinte le chemin le plus périlleux.

Kamaji la prévient que ce trajet est un aller simple, que le train ne fait pas demi-tour : on pourrait en ce sens considérer son voyage comme une allégorie de la vie, de l’écoulement du temps qui n’autorise aucun retour en arrière. Comme dans les contes, encore une fois, son aventure constitue une initiation, elle la fait passer de l’enfance à l’âge adulte. Et c’est en pressentant la vérité et en donnant le « baiser au dragon » qu’elle sera libérée et qu’elle libérera celui-ci, Haku en l’occurrence.

Le terme du voyage

Nous partîmes tous deux par ce sentier caché,
afin de retourner enfin au monde clair,
et sans nous soucier de prendre du repos ;
et nous montâmes tant, lui devant, moi derrière,
que par un rond pertuis j'aperçus à la fin
tous les jolis objets que supporte le Ciel,
et nous pûmes sortir et revoir les étoiles.
Dante, La divine Comédie (L’Enfer)

Tel Orphée, Réda, à rebrousse-poil dans la foule chaotique des pèlerins, se retourne pour rechercher son père, et il le laisse derrière lui aux mains de la mort. Mais, alors qu’Eurydice demeurait aux Enfers, celui-ci gagne le Paradis. C’est par contre parce que Chihiro s’abstient de regarder en arrière avant d’être sortie qu’elle est capable de ramener sains et saufs ses parents, qui ne se souviennent de rien. Il leur faut à tous deux abandonner leur errance et rejoindre la réalité de leur vie quotidienne, l’école ou le lycée, les camarades ou Lisa… Cette vie n’en sera pas moins enrichie de tout ce qu’ils auront vécu lors de cette parenthèse temporelle.

Vers les lieux saints

Les chemins de pèlerinage sont multiples. Il faut ajouter à tous ceux que les grandes religions proposent ceux qui célèbrent certains héros ou personnes remarquables, qu’il s’agisse de Lénine à Moscou, d’Allan Kardec ou de Chopin au Père Lachaise, d’Elvis Presley à Memphis (on se souvient du Mystery Train de Jim Jarmusch) ou de Maradona en Argentine (voir Le Chemin de San Diego de Carlos Sorín). De façon plus intime, tous ceux qui retournent sur des lieux qui les ont marqués ou qui se rendent sur les tombes de leurs proches se définissent aussi bien comme des pèlerins.

L’espace sacré

N’approche pas d’ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.
Exode, III 5

« Pour l’homme religieux, nous dit Mircea Eliade, l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures. » Certains lieux se distinguent de ceux où se déroule la vie quotidienne de chacun, et surtout des zones extérieures, « sauvages », étrangères à la communauté. Ainsi s’élabore « une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe qui l’entoure. »

Pèlerinage » de néo-druides à Stonehenge en 1905
La définition de ces lieux privilégiés répond à un élan intérieur des hommes. Ils représentent, pour toutes les religions, des points fixes qui exercent une force d’attraction, des centres du Monde par rapport auxquels il est possible de s’orienter. Il peut s’agir de sites géographiques remarquables (monts, rochers, sources, confluents…) ou des lieux porteurs d’une certaine manifestation surnaturelle (apparition, découverte d’une statue miraculeuse…). Ils sont le plus souvent matérialisés par des monuments (mégalithes, sculptures, pyramides, églises…) qui constituent autant de points de ralliement vers lesquels convergent à certains moments les croyants. Il semblerait par exemple que, dès la préhistoire, un site chargé de mystères et de légendes comme l’est Stonehenge, en Angleterre, ait déjà constitué un lieu de pèlerinage.

Pèlerinage de la Croix Glorieuse de Dozulé
Ce sont des lieux de ressourcement. Leur pouvoir se cristallise autour de figures tutélaires dont on sollicite l’intercession, et d’objets manifestant leur présence : effigies, tombeaux, portions du corps, objets qui auraient été en contact avec eux... C’est en ceux-ci que se concentre la force qui donne le pouvoir d’agir sur la divinité, les êtres et les événements. Au-delà d’un bénéfice spirituel, ils peuvent apporter un réconfort moral, une régénération matérielle, une guérison…

Le déroulement du temps lui aussi s’articule autour de repères sacralisés que déterminent les cycles des saisons, des travaux ou des anniversaires, et que matérialisent les fêtes du calendrier : des moments clefs souvent solidaires des espaces sacrés. Il convient alors de participer à des cérémonials et d’observer tout un ensemble de rituels comme faire des offrandes, toucher une relique, gratter une pierre pour en consommer la poussière, recueillir de l’eau pour l’emporter… Une pratique récurrente consiste à tourner un certain nombre de fois, dans le sens des aiguilles d’une montre, autour d’un objet de piété ou d’un sanctuaire, qu’il s’agisse de la Kaaba à La Mecque ou de l’espace paroissial pour les troménies bretonnes. Le pèlerinage mené à son terme devient fête et, s’il se fait à certaines dates qui rassemblent les foules, fête collective.

Le voyage

Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive.
Évangile selon saint Mathieu, X, 38
Le chemin se construit en marchant.
Antonio Machado

Wild de Jean-Marc Vallée
Le chemin - un parcours incertain, riche en surprises et semé d’embûches - fait partie intégrante du pèlerinage. C’est par les épreuves qu’il impose que le pèlerin se purifie et s’accomplit. Le simple fait, l’obligation de marcher jusqu’au bout stimule l’introspection et est source de spiritualité. Mais il est à remarquer qu’il échappe au contrôle de la hiérarchie religieuse, laquelle est rarement à l’origine de ces mouvements spontanés. Elle abandonne aux fidèles la conduite du voyage et n’intervient qu’à destination, sur les lieux mêmes du culte, juste pour entériner et organiser les célébrations.

Le pèlerin « se vide » d’abord le corps et l’esprit de tout ce qui représente le cadre de sa vie quotidienne. A la fois recherche et évasion, son périple l’amène à outrepasser les limites imposées par la société, à ignorer les différences de classes ou de castes, à n’accepter de lois que celles que l’on s’impose. Mais il ne saurait s’agir de vagabondage ou de soif d’aventure. Même si c’est le chemin qui est le plus important, il est essentiel qu’il soit orienté vers un but, qu’il mène en quelque sorte à une Terre promise, réelle ou symbolique. La démarche est foncièrement personnelle, dans l’esprit de faire pénitence, même si le pèlerinage autrefois pouvait être imposé comme un châtiment pour expier telle ou telle faute. L’important est aussi de s’assurer un accès au Paradis. Pour reprendre les mots de Jacques Attali, le pèlerinage « raconte le voyage intérieur d’un homme en quête de sa vérité ». Le couronnement de cette quête, au Moyen Âge, pouvait être de rendre l’âme à Jérusalem, en terre sainte, près du Golgotha, de même que ceux qui meurent à La Mecque bénéficient d’une bénédiction particulière.

Le labyrinthe de la cathédrale de Chartres
Les grands pèlerinages suivent des itinéraires, sinon rectilignes, du moins orientés. Ils n’échappent pourtant pas à la figure du labyrinthe, en perpétuelle découverte, ce que soulignent ces tracés que le Moyen Âge dessinait au cœur des églises et cathédrales. Ceux-ci permettaient au fidèle qui ne pouvait faire la route jusqu’à Jérusalem, de la parcourir symboliquement en en suivant les circonvolutions jusqu’à en atteindre le centre. Les pèlerinages peuvent se faire en boucle : le Tro-Breiz, en l'honneur des Sept Saints Fondateurs de la Bretagne, conduit le pèlerin de ville en ville, tout autour de la péninsule, pour aller s'incliner sur leurs tombeaux. Les Japonais, eux, visitent les quatre-vingt huit sanctuaires de l’île de Shihoku, sur plus de 1200 km. Et, si les pèlerinages majeurs (Jérusalem, Rome, Compostelle…) mènent à de lointaines destinations, il existe aussi une profusion de pèlerinages de proximité où chacun peut aisément faire ses dévotions, accomplir un vœu ou solliciter des grâces. Toute vie en fait est un long pèlerinage : le chrétien, de passage sur terre, n’est-il pas réputé être perpétuellement en quête de la « Cité de Dieu » ?

Nomadisme

Dans la steppe, nul autre choix que d’avancer. L’homme ne fait que passer. Toute halte est sursis.
Sylvain Tesson, L’Axe du loup

The Way, la route ensemble de Emilio Esyevez
Étymologiquement le pèlerin, le peregrinus, est un étranger, autrement dit « celui qui n’est pas un citoyen romain ». Qui part en pèlerinage entre en rupture avec le monde et devient par conséquent un exilé volontaire, à moins qu’il n’ait été condamné à être exclu de sa communauté. Le mot « hébreu » désignait déjà un émigrant et se référait à l’Exode pour définir le peuple de Dieu marchant vers la Terre Promise. Bien des peuples et des individus en quête ne pourraient-ils pas aussi être considérés comme des pèlerins ?

La Piste des géants de Raoul Walsh
Le parcours obligé peut, s’il se prolonge, s’enrichir et prendre une signification supérieure. C’est ainsi que l’Odyssée devient pour Ulysse une quête initiatique, que la conquête de l’ouest dans les westerns est une véritable quête, ou que Sylvain Tesson, dans son Axe du loup, relit, et revit en marchant religieusement sur ses pas, le récit d’évasion de Slawomir Rawicz, À marche forcée. Michel Maffesoli, quant à lui, évoque le retour du nomadisme dans notre société post-moderne. Ce phénomène auquel l’homme contemporain est confronté irait-il au-delà de l’errance, et ne nous parlerait-il pas d’un authentique pèlerinage de l’humanité vers une nouvelle conscience ?

Livres

. Pierre-André SIGAL, Les Marcheurs de Dieu, Armand Colin, 1974
. Michel MAFFESOLI, Du nomadisme, vagabondages initiatiques, La Table ronde, 2006
. Jacques ATTALI, Chemins de sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996
. Mircea ELIADE, Le Sacré et le profane, Gallimard, 1965
. Jean CHÉLINI, Henry BRANTHOMME, Les Chemins de Dieu, Hachette, 1982

Films

. Emilio ESTEVEZ, The Way, la route ensemble, 2010
. Jean-Marc VALLÉE, Wild, 2014
. Sean PENN, Into the wild, 2007
. BARTABAS, Chamane, 1995
. Gael METROZ, Sâdhu, 2012
. Luis BUÑUEL, La Voie lactée, 1969
. Volker SCHLÖNDORFF, Ulzhan, 2007
. Wim WENDERS, Paris Texas, 1984
. Nuri Bilge CEYLAN, Les Climats, 2006
. Naomi KAWASE, La Forêt de Mogari, 2007
. Dennis HOPPER, Easy Rider, 1969
. Tony GATLIF, Gadjo Dilo, 1997
. Alfonso CUARÓN, Et… ta mère aussi !, 2001
. Daoud AOULAD-SYAD, Le Cheval de vent, 2002
. Nicolas ROEG, La Randonnée, 1970
. Carlos SORÌN, Le Chemin de San Diego, 2006
. Alex FERRINI, Notre révolution intérieure, 2017

Programme 2016/17

le grand voyage

France, Maroc - 2004 - 108 minutes - couleurs

Réalisation : Ismaël Ferroukhi
Scénario : Ismael Ferroukhi
Image : Katell Djian
Musique : Fowzi Guerdjou
Interprètes : Nicolas Cazalé (Réda), Mohamed Majd (le père), Jacky Nercessian (Mustapha)


SUJET
Réda, lycéen d'origine maghrébine, vit en Provence. Il est sur le point de passer son bac. Mais son père doit se rendre en voiture à la Mecque pour le pèlerinage annuel, et son frère, qui devait l'accompagner, s'est vu retirer son permis. C'est donc Réda qui devra renoncer à ses projets immédiats et prendre le volant.

Tout sépare les deux hommes ; ils ne communiquent pas, ne parlent même pas la même langue. Leur long périple à travers l'Europe du sud et le Moyen Orient, émaillé d'étonnantes rencontres, va se ponctuer de moments de tension et de rapprochement. Peu à peu ils apprennent à se découvrir et à mieux se comprendre.

Le voyage de chihiro

Japon... - 2001 - 122 minutes - animation - couleurs - VF

Réalisation : Hayao Miyazaki
Scénario : Hayao Miyazaki
Animation: Masashi Ando
Musique : Joe Hisaishi


SUJET

Sur le chemin de leur nouvelle maison, Chihiro, 10 ans, et ses parents se perdent ; ils s'engagent dans un long tunnel et se retrouve dans une sorte de parc de loisir abandonné. Tandis que son père et sa mère, affamés, se gavent de nourriture et se voient transformés en cochons, la fillette passe un pont et en vient à errer dans un monde peuplé de monstres et de divinités. Elle se retrouve dans un incroyable établissement de bains où viennent se ressourcer toutes sortes d'esprits de la nature. Elle va surtout devoir affronter la terrible sorcière Yubaba et passer par toute une série d'épreuves.

Le Bonheur... terre promise

France - 2011 - 94 minutes - couleurs

Réalisation : Laurent Hasse


SUJET

Il n'avait rien prévu, rien anticipé. Il est parti un matin d'hiver, seul, à pied, pour traverser le pays du Sud au Nord. Juste être dans l'errance, rompre avec les attaches et les habitudes et porter un regard neuf sur le territoire et le quotidien de ses habitants.

Il s'en remettait au hasard pour faire des rencontres et ne poursuivait qu'un seul but : le Bonheur.