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Mamlakat, ou les noces du Ciel et de la Terre

Lecture mythologique du film Luna Papa, de Bakhtiar Khudojnazarov
(Russie, Tadjikistan, 1999)

La courte analyse mythologique qui suit postule que l’œuvre peut être lue comme une transcription filmique contemporaine du vieux mythe Indo-Européen de l'hiérogamie Ciel Terre. Un dieu ouranien (Dyaus, Zeus, Soleil chez les gréco-romains, Luna Papa, le Père Lune en Asie centrale et chez les Germains) descend sur terre féconder une jeune vierge que son père vient d'habiller en blanc pour la circonstance (la scène du bateau sous le pont, en une surdétermination du passage qui attend Mamlakat).

L'union a lieu la nuit. Elle est annoncée par un certain nombre de motifs spécifiques de l’entrée dans l’autre monde, tels le passage de l’eau, l’envol des colombes, l’entrée dans le bois en lisière du monde des hommes, la présence de l’ombre ou encore le souffle du vent. Relevons particulièrement ce moment où la jeune promise, errant seule dans le théâtre des antiques (la scène tragique est l’anti-chambre du monde des dieux), se saisit un masque blanc (couleur propre au monde des morts) pour y dissimuler son visage. En Europe, en Afrique et en Asie, le port du masque favorise la transe et le passage dans un état modifié de conscience. Celui qui revêt le masque se fait ainsi "monture" des dieux, puisqu’il permet à ceux-ci de l'habiter.

La conception à venir est également signalée : la lune est une promesse de fécondité. Pleine, elle suggère que les forces génésiques sont à leur paroxysme ; blanche, elle se fait le miroir de la robe virginale (le vêtement blanc du candidat, du latin candus « blanc ») que porte Mamlakat, cette robe offerte par son père au carrefour improbable de la route et de la rivière, sur un pont. Les trois colombes blanches sont les attributs de Vénus, déesse présidant aux amours terrestres et divins.

La divinité, pour la cause, s'incarne en l’ombre d’un homme, mais attention ! un "homme du ciel", par conséquent un aviateur, lequel à son tour "déguise" sa voix pour séduire la belle. Merveilleuse scène onirique que cette union en forme de glissade au ralenti dans les profondeurs de la terre. La jeune fille descend dans le plaisir, s'ouvre à un autre monde, tout en incarnant la Terre.

Dans le mythe grec, le dieu ouranien, i.e. du ciel, se métamorphose en taureau pour s'unir à la Terre.La présence insolite du taureau dans le film s'explique ainsi dans ce contexte mythologique. Le père de la jeune Mamlakat n'a-t-il pas refusé un prétendant qui apportait en cadeau deux vaches ? Mamlakat, de par son nom, pourrait évoquer la vache dans notre culture : préfixe Mam- "mère", et radical -lakat "lait" (latin lacte « lait »). Elle serait la Mère Vache. Evoquons les métamorphoses qu'emprunte Zeus pour s'unir aux belles mortelles : il se fait taureau aux cornes de lune pour séduire la belle Europe, il transforme Io en génisse aux cornes d'or pour la soustraire à la jalousie d'Héra. Europe, éponyme du continent européen, est elle-même descendante d'Io. En tant qu’Européens, nous sommes par conséquent les descendants de ces Mères Vaches. Dans la culture arabe, le nom de Mamlakat signifie "royaume", exprimant ainsi cette souveraineté sur la Terre qui fait d’elle l’épouse élue du roi des dieux. Le récit qui nous est ici donné reprend ainsi de manière contemporaine et originale le mythe de l'union sacrée du dieu taureau céleste et de la Terre Mère sous la forme d’une vache.

Mais dans le monde des hommes, cette union, parce qu’elle ne peut être comprise, est interprétée comme un dérèglement pour la coutume humaine et une faute pour Mamlakat rejetée par la communauté. Il convient alors de réparer un préjudice causé par la conception avant le mariage. Le plus gros du récit s’inscrit principalement dans ce temps de la quête d’un père terrestre à l’enfant de Mamlakat qui pourrait rééquilibrer l’ordre des choses. Mais à chaque fois qu’une solution est sur le point d’aboutir, elle est aussitôt mise en échec par l’intervention extraordinaire, voire irrationnelle, du hasard. Le gynécologue est tué par une balle perdue ; Alik le fiancé est écrasé par un taureau tombé du ciel ; Jasir l’aviateur tombe dans un coma profond alors qu’il venait réparer sa faute.

Mamlakat, c'est décidé, ne portera atteinte au fruit de cette union (elle fait partie d’une troupe de danseuses malicieusement appelée « Récolte » et prend le masque d’une généreuse citrouille) ni n'épousera un humain. Le Taureau qui tombe du Ciel réalise la volonté du Dieu céleste et jaloux dont il est l'attribut. Ce Dieu qui, ayant possédé la jeune vierge, n'entend pas l'abandonner à un destin mortel. Elle a été "touchée" par la divinité, elle porte en elle l'enfant divin et de ce fait ne saurait être profanée par un époux humain. On apprend bien vite que ce taureau est tombé d'un avion. Il était accompagné de deux vaches (encore !) et le pilote était l'homme qui avait déjà servi "d'enveloppe" à la divinité.

Le deuil d’Alik le fiancé à peine entamé, l'aviateur vient offrir sa protection et le mariage suite à l’aveu de sa faute. Mais voilà qu'il tombe dans un coma aussi incompréhensible pour les hommes qu'il est évident pour les dieux. Une fois de plus, le Père Lune empêche la réalisation d'un mariage qui souillerait Mamlakat. L' "homme du ciel" ne sert plus : après avoir permis d'accomplir le destin extraordinaire de Mamlakat, à savoir l'union merveilleuse, le voici remisé. C'est une enveloppe redevenue vide qui va dormir à jamais. Le coma rend compte de la désormais inutilité de l'aviateur. Celui-ci, comprenons-le bien, n'était qu'une monture provisoire, servant à l’incarnation nécessaire pour féconder Mamlakat.

Le temps de "assomption" de celle-ci, de sa montée au ciel pour retrouver son époux céleste, approche. Nous retrouvons là le thème de la Vierge des chrétiens : cette jeune femme vierge et pourtant fécondée qui va monter de corps (il n'existe pas de tombeau de la Vierge sur terre) et d'esprit au ciel le 15 août. Rappelons-nous à cette occasion les circonstances de cette fécondation : l'Annonciation est racontée dans l'Evangile (Saint Luc, I . 26) qui la place un 25 mars (équinoxe du printemps). La Vierge, comme Mamlakat séduite par cette voix déguisée qui la mène à "se perdre" dans le bois, est fécondée par la parole : "A cette parole elle fut toute troublée", écrit Saint Luc. Dans l’Evangile encore, Dieu "Esprit saint", ne se montre pas, il dépêche un messager : c'est Gabriel, archange ailé pour Marie, pendant de l'aviateur, l’homme aux ailes de fer pour Mamlakat. Toutes deux sont semblablement fécondées par la parole, ce qu’avoue Mamlakat au gynécologue avant de se placer, sur le ventre, bras étendus comme un avion, pour l’auscultation. L’organe de la fécondation n’est autre que l’oreille (deux références à l’oreille dans le film comme équivalent de l’organe de procréation).

Les noms même de Marie "Mère" et de Mamlakat "mam-" sont équivalents. L’évolution de la couleur portée par Mamlakat est également porteuse de sens. De la blancheur virginale d’avant la conception, au rouge de la femme devenue ( le sang des règles puis le sang de l’hymen assumés par le port successif d’un foulard, d’une robe, puis d’un châle aux motifs serpentiformes, tel le serpent rouge dans l’eau du bain purificateur de la sorcière « faiseuse d’ange », enfin le drap rouge éclatant qui la recouvre la nuit d’avant ses noces avec Alik), au bleu, enfin, du manteau de la mère sur le point d’accoucher (Marie, mère et protectrice de l’humanité porte également un manteau bleu).

Quel est le destin promis à un enfant demi-dieu ? Dans le légendaire, de semblables enfants bénéficient d’une croissance prodigieuse. Ayant reçu de par leur origine un don divin, ils sont « doués ». Ainsi Khabibula est quant à lui doué de conscience alors qu’il n’est qu’à l’état embryonnaire. Il est pour nous le véritable narrateur du film.

Que penser encore de cet enfant prodige porté dans le sein : Jésus pour Marie, Khabibula pour Mamlakat ? Deux destins exceptionnels au terme desquels il n’est d’autre issue que le retour au ciel, dans la maison du Père. La vindicte populaire vient dès lors hâter cet inévitable dénouement. Mamlakat se réfugie sur le toit d'une maison : motif ascensionnel que les pays de culture chamanique ne peuvent méconnaître. Dernière scène du film : le toit se détache, flotte un peu au-dessus de la foule médusée, se dirige vers ces eaux qu’il faut bien retraverser, puis s'élève rapidement vers les nuages, en direction d'un beau soleil, symbole quasi universel de la divinité (soleil Invaincu des Latins fêté le 25 décembre comme Jésus-Christ, précisément le jour du solstice d'hiver pour les anciens). Ainsi, la ravissante (et ravie aux cieux) mortelle, élue du Dieu, est-elle accueillie dans cet "Olympe" asiatique, permettant à l'enfant de naître près de son père.

C’est ici qu’il faut comprendre la présence de Nasreddin, frère de Mamlakat et doublet de l’aviateur. Nous le suivons tout le long du récit mimant l’avion, pointant l’index ou dirigeant son regard vers le ciel. Comme l’avion qu’il reproduit, il ouvre la narration, il plane et vrombit sur tout ce que nous découvrons. Il est cette ombre portée du dieu sur notre monde moderne. Nasreddin endosse la figure mythologique bien connue du niais, du débile qu’il faut protéger de la violence d’ici-bas. Le « fou » est toujours celui qui n'est pas de notre monde, ou du moins qui n’y participe qu’à demi, l’autre partie de sa raison habitant une dimension à laquelle nous autres ne pouvons avoir accès de notre vivant. Mais cet accès privilégié dont il bénéficie en fait en quelque sorte un visionnaire. Loin pourtant de sa sœur, il « devine » ce qui lui arrive, la nuit de sa fécondation, ou encore le jour où le père et Alik périssent de mort violente. Par son comportement, il ne fait qu’annoncer le destin céleste de sa sœur. On a pensé à tort qu’il était protégé de sa sœur, seule à pouvoir lui faire absorber des pilules qui, en fait, l’empêchaient d’être selon sa véritable nature. Ce n’est qu’à partir du moment où son traitement est interrompu qu’il entre en scène pour le salut de Mamlakat. C’est alors que nous devons admettre qu’il connaît la volonté du dieu. C'est lui qui fait en effet grimper sa sœur sur le toit, qui allume les ventilateurs et qui assure, non pas seulement la fuite de celle-ci, mais son Salut. Il est l'intermédiaire, il est le passeur, l'homme oiseau. La divinité céleste aura eu recours, pour mener à bien cette idylle, à deux "hommes oiseaux", chacun menant sa tâche avec application, chacun habité par la volonté du Père Lune, l'aviateur et le fou volant, figures complémentaires et inversées, à la fois baroques et mythologiques de l’archange de l’Evangile.

Non, la fin n'est pas "originale". Une fois de plus, nous sommes déconcertés devant ce que nous ne comprenons plus. Il faut saluer ici une oeuvre maîtrisée, un auteur courageux, qui n'hésite pas entre une fin logique (mariage, lapidation) et une fin mytho-logique (l'assomption).

Pascal Duplessis
Société de mythologie française
(http://esmeree.fr/lestroiscouronnes)

 

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