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Les Dames de la rue des Petites Feuilles

Lecture mythologique de « Les portes de la nuit » de Marcel Carné (France, 1946)

Pascal Duplessis
Société de Mythologie française

     Deux figures du sol

Si raconter un récit oblige à répondre à la question « que se passe-t-il ? », vouloir en faire l’analyse, même superficiellement comme ici amène souvent à en préférer une autre : « qui passe ? » La lecture sociohistorique, orientée par le scénariste Jacques Prévert contre l’avis même de Marcel Carné qui ne voulait voir là qu’une histoire appartenant à tous les temps, se plaît à l’allégorie. C’est alors la France engagée dans la douloureuse transition de l’après-guerre, réglant ses comptes avec la collaboration et comptant ses morts parmi ses propres enfants. On opposera ainsi, puisque mourant l’un et l’autre simultanément, Guy le frère, traître et bourreau, à sa sœur Malou, sincère et victime. On verra encore dans les portraits contrastés de Malou la désespérée venue revisiter son passé, et d’Etiennette la rayonnante portée par ses projets, respectivement les figures d’une France humiliée, abattue, devant disparaître pour qu’une France neuve puisse se relever. Ces deux femmes incarnent deux générations successives, deux états de la France qui ne sauraient co-exister, l’un rappelant la Passion d’un pays violenté (le père Sénéchal collaborateur battant son épouse, la mère de Malou), l’autre la Résurrection et la promesse d’une terre à rebâtir sur une nouvelle alliance. Malou, à elle seule, personnifie cette patrie mise en pièces par des intérêts contradictoires. Elle ne peut trouver la paix que dans la résolution violente de conflits hérités du passé et, conséquemment, dans l’oubli de sa propre destruction. La voici déchirée, non pas entre passé et futur, ainsi que dans le couple qu’elle forme avec Etiennette, mais entre le collabo (son père, son frère, son mari) et le résistant (son requérant). C’est bien l’aveuglement des uns et des autres, nous enseigne l’allégorie, qui est cause de sa tragique disparition.

La patrie, le pays, cette entité première où naissent, rêvent et meurent les hommes, n’est-ce pas cela l’objet qui, en définitive, passe ? C’est aussi ce qu’une lecture mythologique plus attentive voudrait défendre, mais sous d’autres lumières, à l’aide d’autres indices. « Qui passe ? », ce peut être autre chose que des femmes ou des hommes. Comme autant de Marianes sur leur socle de marbre, Malou et Etiennette incarnent la France en général, qu’elle soit ancienne ou nouvelle, mais plus largement encore la terre, le sol, jusqu’à ce morceau de territoire infime, un village, une rue, où se reconnaît et se resserre toute communauté d’hommes pour se maintenir et se penser tels.

     Le mythe d’investissement de l’espace

La force immémoriale de ce sentiment d’appartenance et d’identité tient à la simplicité d’une structure mythologique de base : les hommes investissent les lieux qu’ils peuplent, à partir de repères qu’il leur importe de sacraliser en les circonscrivant à l’intérieur de limites strictes. Ces repères s’établissent dans toutes les dimensions de la vie sociale : le temps (la fête), l’espace (la limite), le geste (le rite) ou la mémoire (la légende). Le caractère sacré de ces repères ne peut être pourtant saisi que dans la reconnaissance d’une juxtaposition, souvent pensée comme paradoxale, parce qu’à la fois invisible et totale, des deux mondes de l’ici-bas et de l’au-delà. Deux mondes qui donnent à l’homme son double visage, à la fois diurne et nocturne. Celui à qui il pourrait être donné de voir ces deux visages à la fois, sans avoir à en rire par pudeur, ne pourrait vivre qu’en marge de la communauté, et n’être considéré que comme fou. Un tel homme nous est montré : il est vêtu des oripeaux d’un vagabond musicien, et se nomme lui-même le Destin. Un pied dans chacun de ces mondes, il voudrait apprendre aux hommes à danser, c'est-à-dire à passer vivement d’un pied sur l’autre, d’une dimension à l’autre, au rythme de sa musique.

Il reste que tout véritable passage nécessite, de la part de la communauté, un certain nombre de transactions avec le monde inverse de l’au-delà. Avant que de répondre avec plus de précision à la question de l’inscription de ce mythe d’investissement de l’espace dans Les Portes de la nuit, passons d’abord celles-ci afin de repérer dans le récit, et sous la forme d’un inventaire « à la Prévert », en l’occurrence tout à fait permis, quelques-uns des seuils de l’autre monde.

Signes et intersignes

      Le blanc

La blancheur, en partie inspirée de la pâleur des morts et de l’éclat des os du squelette, est associée à la mort. Elle l’annonce ou bien la signale, elle l’enveloppe comme un linceul immaculé, ou encore comme le sel que l’on répand sur la terre pour la brûler. Et puisque la mort provoque le passage de ce monde-ci à l’autre monde, elle emporte dans ce dernier sa tonalité, laquelle se sature rapidement jusqu’à devenir éblouissante. Le blanc devient le marqueur de l’autre monde.

Dans Les Portes de la nuit, les statues de l’entrepôt où se tient la rencontre de Diego et de Malou sont blanches. Elles placent ce « rendez-vous » quasi onirique dans un lieu hors de l’espace et du temps des hommes, en relation secrète avec une île de Pâques baignée cette nuit-là, note Diego, de la blancheur de la clarté lunaire. Dans l’une des dernières séquences du film, les chevaux du carrosse qui traverse de manière surnaturelle les voies de chemin de fer, au moment où Guy se dirige vers la mort, sont blancs. La salle d’opération de l’hôpital où s’éteint Malou est baignée d’une puissante aura blanche et les infirmières, toutes de blanc vêtues, saturant la pellicule, n’ont rien d’autre chose à faire ou à dire que d’exhiber cette blancheur funèbre pour signifier à Diego que son aimée est passée. Lorsque celui-ci quitte le bâtiment, il longe ses grilles blanches. Elles rappellent toutes ces portes et ces grilles de fer qui partagent avec les statues l’espace de l’entrepôt.

     Montmartre

Aux deux bornes du récit enfin, comme deux colonnes de pierre éternelle, la haute stature de la butte Montmartre, la colline blanche aux anciennes carrières de plâtre, semble signifier que le récit lui-même, et peut-être bien tout récit, n’est en définitive qu’une entrée subreptice dans les profondeurs de l’âme. Qu’elle soit un ancien Mont de Mercure (Mons Mercurii), Mont de Mars (Mons Martis) ou Mont des Martyrs (Mons Martyrum), Montmartre, toujours couronnée d’un sanctuaire, s’offre en immuable repère sacré à l’orientation des hommes. Dans ce film de Marcel Carné, elle est la première et la dernière image, l’alpha et l’oméga de ce récit tragique.

Ainsi toute l’histoire comprise entre les deux portes monumentales et blanches de Montmartre, sans doute les véritables portes éponymes du film, ne serait qu’une incursion dans le temps du mythe, cette dimension nécessaire pour nouer et dénouer les fils invisibles qui lient la communauté des hommes à la continuité du territoire.

     La charrette de la mort

Les chevaux blancs annonciateurs de la mort imminente de Guy constituent les intersignes, ces signes prémonitoires d’un grand malheur, les plus visibles de ce récit. Mais il en est d’autres, plus ou moins spécifiques de l’écriture mythologique. Si le carrosse aux chevaux blancs est une transposition parisienne de la charrette de l’Ankou des Bretons, les stridents sifflements du train sont quant à eux, des équivalents du grincement des roues de la charrette. L’entendre dans la nuit armoricaine était de bien fâcheuse augure. D’ailleurs, c’est précisément au septième coup de sifflet, chiffre symbolique par excellence, que l’accident se produit. Guy le sait-il qui avance en suivant les rails, et lorsqu’il ouvre les bras devant la locomotive, cette charrette des temps modernes ? Certainement. Mais comme tous ces autres acteurs de la tragédie en marche, savoir n’arrête pas, mais au contraire semble plutôt hâter le cours des choses.

     La noyée

Le comble est atteint pour la Bohémienne tireuse de cartes qui, non seulement n’a pas su lire son propre avenir, mais n’a pas su croire à l’annonce que lui a fait le vagabond. Cependant, une prédiction ne saurait constituer un intersigne. Dans le cas présent, c’est la mort même de la Bohémienne qui se fait anticipation de celle de Malou. Les voies de l’imaginaire, obéissant aux mêmes lois du rêve, sont bien sinueuses. Afin établir ce lien funeste entre les deux morts, les voici qui empruntent un curieux raccourci : la mère défunte de Malou était elle-même native de Bohème…

     La pierre aux graffitis

L’intersigne est affaire de lecture. Il faut savoir faire correspondre un sens à un signe qui semble vouloir dire autre chose, comme le hurlement d’un chien ou le chuintement nocturne de la Dame blanche. Diego et Malou savent-ils lire ce qui s’offre à leur vue ? Tout semble pourtant écrit sur cette tête de lion en pierre où Malou avait gravé son nom étant enfant. Et nous-mêmes, spectateurs invités à faire entrer la scène tragique jusque dans les plis les plus intimes de notre mémoire perdue, avons-nous su lire, avant même que le récit ne commence, l’image sur laquelle défilait le générique ? La photographie de cette partie gravée de la pierre nous a été pourtant longuement offerte. Il était possible d’y relever, outre le nom de Cricri et celui de Malou, placé bien au centre, quelques graffitis annonciateurs : une tête de mort (trois morts violentes dans l’histoire qui s’ouvre), un cœur fléché (deux aventures amoureuses), la figuration stylisée et immémoriale du sexe féminin, signe de la terre et mère patrie (la Croix de Lorraine inscrite dans le « V » de la victoire), le nom de Germaine (la patronne du restaurant d’où Diego aperçoit « la plus belle femme du monde »), un bateau (celui de Diego qu’il a baptisé « Malou »), le terme « fritz » (gravé à l’entrée de l’appartement de Sénéchal pour rappeler sa collaboration avec l’ennemi) et, pour finir, un pendu (évocation de la fin de Guy, renvoyant à la pendaison de Judas dont il est le doublet).

Ainsi la trame du récit est-elle tissée de ces innombrables fils qui, à la manière du réseau enchevêtré de ces sentiers dont tous les labyrinthes sont creusés, illusionnent le candidat novice qui ne sait pas que la multiplicité des voies proposées masque en réalité une seule et inéluctable issue.

L’autre monde

La blancheur minérale et la stature hiératique de la butte Montmartre nous ont déjà introduits sur la scène sacrée de l’autre monde. Entre ces deux bornes tombales se projette, au travers de quelques marionnettes s’agitant dans l’espace circonscrit par ces rues sombres et les eaux noires du canal, toute la tragédie humaine, déchirée entre les destinées aveugles des individus et le destin pérenne de la communauté.

     L’entrepôt de Sénéchal

Au centre exact de ce cercle dont le tracé nous fait revenir au point de départ, en l’occurrence Montmartre, se situe la scène pivot du récit. Au cœur de la nuit, au carrefour de deux vies errantes, se retrouvent enfin les cœurs « des amants désunis ». Le lieu de cette rencontre ne saurait être un lieu banal. Il est la scène même de ce théâtre des ombres, le lieu antique résonnant encore des voix des ancêtres qui l’ont peuplé depuis toujours et ont accroché aux pierres du sanctuaire les échos déchirants de leur révolte. Il fallait un endroit réservé, un endroit défiant les années et les siècles, un endroit veillé par les morts : ce sera l’entrepôt de Sénéchal le collaborateur. Pourquoi cet endroit-là ?

Transposition dans l’imaginaire sacré de la structure psychique de l’homme, le monde de l’au-delà recouvre souvent les territoires inexplorés du ça. L’entrepôt enceint des hautes palissades qui en dissimulent les contenus aux regards de la rue est en effet le lieu de l’interdit, du refoulé et des pulsions. L’interdit est prononcé par son propriétaire, l’opportuniste Sénéchal, lequel est obligé, outre une surveillance constante, de le rappeler régulièrement (la scène de la dispute dans l’escalier). Le trafic clandestin qui s’y déroule, relatif au marché noir installé pendant la guerre, constitue cet inavouable qui produit du refoulement : on dénonce, on s’indigne, mais on y vient quand même. Les pulsions, enfin, s’y donnent libre cours, qu’elles soient létales, puisqu’il s’agit d’une entreprise de démolition d’objets culturels, ou bien libidinales, quand s’y donnent rendez-vous les amants inconnus.

     Un rendez-vous pris ailleurs

Rendez-vous ou rencontre ? Deux termes qui appartiennent à des registres différents, qui se partagent deux visions superposables et distinctes d’une même réalité, celle qui fait que deux êtres se retrouvent l’un devant l’autre au même moment dans un même lieu. Mais si le rendez-vous appelle à une décision de la raison survenue en amont du temps, la rencontre désigne un événement fortuit, dans la continuité de sens que l’ancien français donnait au verbe encontrer : « trouver sur son chemin ». Si le rendez-vous participe de ce monde-ci, où il est possible de disposer du cours des choses, la rencontre, elle, ne peut appartenir qu’à l’autre monde et à ceux qui en acceptent les lois. Ceux-là sont des aventuriers modernes, tel Diego le voyageur, « Tarzan », « l’homme des îles », celui qui ne fait que passer. Mais « l’aventure » n’est-elle pas avant tout ce qui permet que quelque chose puisse nous « advenir » ? Quelque chose qui, se produisant, fait que le hasard se met enfin à servir un dessein particulier et attendu, bien qu’inaccessible à notre raison. Car la première rencontre sur le chemin d’aventure est celle de son propre destin. Et le hasard tel que notre entendement peut le saisir n’est qu’un rendez-vous qui a été pris dans l’au-delà, quelque part en notre vie dormante, et fixé à un moment de notre vie éveillée. Le récit dont se sont inspirés Carné et Prévert est justement tiré d’un ballet dont le titre est « Le rendez-vous ». Ce rendez-vous qu’ont pris Diego et Malou à leur insu l’a été dans cet autre monde, et leur rencontre dans l’entrepôt de Sénéchal, entre les portes de cette nuit-là, n’est dû qu’à la rigueur toute paradoxale de la logique des récits du mythe.

     Le temps de l’autre monde

L’autre monde se situe hors de tout repère édifié par la raison. Pour s’y rendre, il faut rompre avec les logiques spatiales et temporelles que nous connaissons. Mais cette rupture, une fois consommée, se fait ouverture. Ce qui était de l’ordre de la succession, celle des heures, des jours et des vies, se mue en éternité et en synchronicité. Les jeux de la mémoire et de l’oubli en fournissent les indices. Les temps personnels de Diego et de Malou, in fine, s’articulent et coïncident l’un à l’autre et il leur est enfin possible de comprendre le passé de leur vie réciproque à rebours du moment même de leur rencontre. La mémoire leur revient, fondant en un temps unique des instants jusque là jugés épars. Les esprits de chacun d’eux sont alors libres de monter et de descendre l’échelle du temps : dans ce lieu investi par les enfants, Malou retrouvera son enfance. « Vous croyez vraiment que cette nuit est une nuit comme les autres ? » demande Diego à Malou.

     Les lieux de l’autre monde

De même, dans cet autre monde, ce qui est de l’ordre de la juxtaposition des lieux, de la séparation d’entre l’ici et l’ailleurs, est soudainement aboli. Chaque point de l’au-delà communique secrètement avec tous les autres où se produisent perpétuellement les mêmes figures. Entre les portes de la nuit sacrée, tous les ports se valent. Et l’on peut être à la fois dans un entrepôt parisien, à New-York, à San Francisco ou dans l’île de Pâques. Entre chaque endroit sont tendues des passerelles invisibles, aménagés des allers et retours de la mémoire afin de rendre aux hommes la clairvoyance des fils imperceptibles de leur destinée.

     L’île de Pâques

L’évocation irréelle de cette île de Pâques, par Malou et Diego, offre une illustration très nette de l’intégration, de l’emboîtement des lieux de l’autre monde. Comme dans le jeu des poupées gigognes, l’île de Pâques est contenue dans l’entrepôt de Sénéchal. Voici ce qu’en dit Diego en réponse à Malou s’étonnant qu’il ait pu distinguer son nom d’entre tous ceux gravés sur une des pierres du chantier :
« - Non, je n’ai rien deviné. Mais une nuit, une nuit comme celle-ci, j’étais à l’île de Pâques. Oui, je vivais là. Une histoire de fous. Un élevage de moutons, ils crevaient tous du tournis. C’était lamentable. Et cette nuit-là, je marchais dans l’île. Brusquement je me suis arrêté devant l’une de ces statues et j’ai regardé. Et j’ai vu dans la lumière de la lune un nom gravé, et ce nom m’a frappé.
- Pourquoi raconter des choses pareilles ?
- Frappé comme une pierre ! Et j’ai gravé mon nom à côté de ce nom. Et soudain, je suis devenu très content, comme si quelque chose de très heureux venait de m’arriver. Le lendemain…
- Le lendemain ?
- Le lendemain j’ai baptisé mon bateau. Tenez, regardez ! Vous pouvez à peine lire, mais le jour où j’ai pris cette photo, la peinture était encore toute fraîche, et il brillait ce nom tout seul en plein soleil !
- Je suis sûre… oui, je suis sûre d’avoir vu ce bateau. »

Comme cette nuit en appelle une autre, ce lieu en convoque un autre. Autour du thème axial de la chère absente, le lien se noue à partir des hautes statues de pierre blanche dont les regards minéraux semblent interroger les abysses de l’âme, ici les Vénus, les héros, sangliers et lions d’albâtre, là-bas les étranges moai monolithiques. Mais il faut encore que ces pierres soient recouvertes de graffitis identiques et que, parmi ces noms, luise celui de Malou sous la clarté lunaire.

     Mythologie des pierres

Se saisir des pierres pour bâtir un récit n’est pas, dans une construction mythologique, sans conséquences. La mythologie des pierres est l’une dont les caractères sont les plus tenaces et les plus répandus. Parmi ceux-ci l’idée diffusée par le légendaire que, la nuit de Noël, et entre les douze coups qui marquent la fin de l’office liturgique, les mégalithes pivotent sur leur axe. Rotation de la création autour de l’axe solsticial, réamorçage du cycle annuel, ce tour de cadran effectué par la pierre découvre également une porte de l’autre monde donnant accès à un trésor dormant dans les profondeurs de la terre. La séquence filmique du chantier, articulée autour de la pierre aux graffitis, transpose ces éléments : les moutons qu’élèvent Diego ont le tournis et, pour cette raison, il s’approche d’un moai pour y découvrir le soleil qui va illuminer sa vie. L’évocation de cet épisode prend fin par la diffusion d’un air de musique, joué à l’harmonica par le vagabond musicien. Aussitôt, Diego entraîne Malou dans une valse, entre les statues de pierre, d’où elle ressort, comme les pauvres moutons de l’île, toute « étourdie ». L’axe et le mouvement de rotation que le premier suggère automatiquement au second constituent l’une des topiques de l’imaginaire. Ici, la spirale tournoyante dessinée par les danseurs réactive le temps du mythe comme elle instaure le pivot de tout le récit. La révélation du nom et la rotation imprimée dans les corps et les âmes réunis pointent le centre exact de la narration, autour duquel s’agitent les personnages et se consume leur destin. Au cœur du récit, la valse de Diego et de Malou, et, en périphérie, ce long panoramique qui parcourt l’horizon de Monmartre à Monmartre, gigantesque minéral blanc.

Le passage et les passeurs

L’île du passage

En aurait-on fini pour autant des volutes infinies du mythe ? Pas encore. Si l’île de Pâques, « ce désert avec d’étranges statues de pierre » comme le souffle Malou, n’est qu’une transposition de plus à verser à l’inventaire des îles Fortunées, cet archipel de l’imaginaire qui fait du Paradis perdu la porte la plus convoitée de l’entrée dans l’autre monde, elle est encore l’île du passage. Le nom de l’île se réfère en effet à la Pâque juive, de par l’hébreu pèsah « passage, traversée », laquelle commémore le passage de l’ange de la Mort épargnant les maisons des Hébreux d’Egypte. Elle convoque bien évidemment encore les Pâques chrétiennes, célébrées en mémoire de celui qui passa les portes de la mort et de la vie. Pour la chrétienté, Pâques ouvre d’ailleurs le calendrier liturgique. C’est la porte du temps, dont la clé n’est pas le soleil, mais la lune, puisque sa date, mobile, est fixée selon le calendrier lunaire. La pierre de l’île de Pâques telle un axis mundi, le troupeau des moutons malades, figuration de l’agneau pascal sacrifié, l’association de la lune qui, de sa lumière blanche, révèle le nom et apporte la joie et l’espérance, c’est tout cela qui est réactivé dans le sombre entrepôt de Sénéchal. C’est un lieu consacré, régi par l’astre lunaire, où des pierres dressées, à l’image des ancêtres qui veillent le temps, pointent vers le ciel pour le relier à l’ici-bas.

     Les motifs du passage

Les figures du passage sont évidemment nombreuses dans le film, à commencer bien sûr par ce métro lancé à vive allure et qui ouvre le récit en introduisant Diego dans le quartier. De même il est possible de rappeler le carrosse tiré par les chevaux blancs, qui ouvre les portes de la mort, et la locomotive stridente et noire, qui les ferme sur Guy.

     Cricri et Diego

Parmi les « passeurs » les plus repérables figurent l’enfant Cricri, Diego lui-même et, bien évidemment, le vagabond à l’harmonica. Le personnage de Cricri ne semble avoir été créé que pour servir de passeur à Diego qui doit arriver à temps à son rendez-vous avec Malou dans le chantier. Il connaît le passage et lui donne les clés de sa cabane. Sa mission accomplie, il s’abîmera dans le sommeil avant de disparaître « pour ne pas déranger ». Il ne sera ensuite plus question de lui. Qui est ce Cricri ? Un « Christian » dont le nom renverrait au Christ, le premier des passeurs ? Ou bien un « Christophe », ce saint géant dont le métier consistait justement à faire passer le fleuve aux pèlerins et qui, un jour, dut porter le Christ lui-même (le christophore, est celui qui « porte le Christ »).

Inscrit jusqu’en 1965 au calendrier, saint Christophe partage le jour de sa fête, le 25 juillet, avec un autre immense passeur, saint Jacques le Majeur, chargé du transport des âmes des défunts de l’année vers le paradis, situé de l’autre côté du fleuve de la voie lactée. Etrange coïncidence, dès lors, que d’avoir mis Christophe au service de Diego, dont le nom est le diminutif de Jacques, le Iago hispanique, célèbre par le sanctuaire de Santiago de Compostella. Hasard ou rencontre heureuse du mythe et du cinéma ? Toujours est-il que l’on peut voir, outre la complicité qui lie ces deux personnages tant sur le plan mythologique (homologie calendaire et fonctionnelle) que fictionnel, Diego portant sur ses épaules Cricri à la sortie du restaurant ! Diego éponyme du grand saint psychopompe, Diego porteur de Cricri à deux reprises, Diego capitaine du « Malou », … mais pourquoi tous ces signes ? Si, dans tout récit, chaque personnage en fait passer un autre, il revient à Diego le triste privilège d’avoir fait (tré)passer Malou. A n’avoir jamais écouté les présages du vagabond, Diego retient celle qu’il aime jusqu’à la porte ultime de la nuit, jusqu’au moment où son mari, furieux de la surprendre dans ses bras, l’assassinera. Passeur une dernière fois, il prend le volant pour la conduire, mourante, à l’hôpital. C’est là qu’elle libèrera son âme, dans une scène saturée de lumière blanche, de cette tonalité qui appelle déjà au grand passage de la voie lactée.

     Le vagabond musicien

Le « Destin » quant à lui, est d’une autre stature. Personnage en marge de la scène, il échappe aux lois humaines et semble être l’éternel marcheur qui parcourt la frontière entre les deux mondes. Il participe cependant davantage de l’au-delà tant il s’affranchit des limites du premier, qu’elles soient spatiales ou temporelles : venant de nulle part, il est en tout lieu, non pas ici ou là, mais ici et là ; éternel vagabond, il soufflait déjà dans son harmonica quand Malou était enfant. Des personnages habitant l’au-delà, il partage encore des dons bien peu communs, la divination ou prescience, et la connaissance ou sapience.

     L’annonceur

Ses dons de divination, s’ils sont infaillibles, ne servent pour autant à personne puisque, tel Cassandre annonçant en vain leurs malheurs aux Troyens, il n’est jamais écouté. Pire, il est raillé, chassé et même violenté. Aucune des trois morts qu’il prédit ne peut être évitée. Tant d’obstination a de quoi surprendre chez ce personnage qui sait pourtant ce qu’il est et quelles sont ses limites : « Je suis le destin. Je vais, je viens. C’est tout ». On le voit pourtant, bravant le mépris qu’il suscite en conséquence de la peur qu’il inspire, toujours recommencer, et toujours s’étonner de l’aveuglement des hommes : « Tous les mêmes. On les prévient, mais ils n’en feront qu’à leur tête ; et si on les prévient pas, quand les choses arrivent, ils accusent le sort. On dirait que ça les amuse d’avoir des ennuis, des malheurs, des complications ».

     L’éveilleur

Mais réduire ce « fadingue », comme le nomme le père d’Etiennette, au motif que tout ceux qui bénéficient de la double vue ne peuvent être que fous, le réduire à un pauvre Cassandre ne serait pas lui restituer toute sa valeur. En effet, ce fou-là sait ce que les autres savent, et même ce qu’ils ne savent pas, pas encore ou bien ce qu’ils ne savent plus. A l’opposé de sa prescience qui est inefficace, sa sapience se révèle agissante et constructive. Son statut de passeur, il le gagne à faire passer les hommes au royaume de leurs souvenirs, de l’autre côté du Léthé, le fleuve de l’oubli. Tantôt il aide à remonter des contenus perdus à la surface de la conscience, tantôt il permet des connections entre les souvenirs. L’exemple le plus frappant est cet épisode du repas chez Germaine, avec la famille Lécuyer. Tout en parlant, Diego commence par dessiner distraitement un bateau et une île sur la nappe en papier. De cela sans doute il est à peu près conscient, ou bien il navigue de manière subliminale sur des eaux encore à peine troublées, au large des îles Fortunées. Souhaitant pousser plus avant un travail de réminiscence, le musicien se met alors à jouer l’air des Feuilles mortes. Mais l’évocation de cette chanson qui le relie à Malou, sans qu’il n’ait encore de raisons de se douter de l’existence de celle-ci, ne suffit pas. Tout au plus provoque-t-elle de sa part le tracé d’un nouveau dessin : un chinois. Mais ce dessin automatique est encore insu, et le contenu qu’il porte, tel le rêve qui doit être travaillé, est le produit d’un travestissement. Son élucidation nécessite une seconde intervention du vagabond :
« - Le vagabond : Pourquoi as-tu dessiné un Chinois ?
- Diego : Un Chinois ? C’est toi qu’es un drôle de Chinois ! … Mais c’est vrai ! Un Chinois.
- Cricri : Un Chinois !
- Diego : Ca c’est formidable ! Je me rappelle où je l’ai entendue la chanson. C’était en 38 à San Francisco, à Chinatown.
 »

Le souvenir revenu à sa place exacte sur l’échiquier de la vie de Diego, le vagabond n’a plus qu’à introduire la Dame :
« - Le vagabond : Sais-tu pourquoi tu es venu ici ce soir ?… On ne sait jamais : peut-être que tu as eu tort de venir par ici.
- Diego : Oh ! Il insiste ! Si tu veux savoir, je suis venu ici parce que j’avais rendez-vous. Pas plus tard que ce soir. Avec qui ? Avec une belle fille. Avec la plus belle fille du monde. T’entends ? La plus belle !
- Le vagabond : Pourquoi pas ?
(Il écarte le rideau et Diego découvre Malou).

Il la montre à point nommé, lorsqu’elle apparaît dans sa voiture devant l’auberge, et quand Diego, de son côté, a fini de remonter son fil. Ce fil qui le conduit de l’île de Pâques, à cette nuit de Noël 38 où, pour la seconde fois, il est tombé sous le charme de cette femme pour laquelle il est parti en quête. Par la suite, le chemin étant préparé, il sera plus facile à Diego de reconnaître les coïncidences et d’affronter l’évidence.

Le vagabond opère de même avec Malou qu’il rencontre près du canal. Les souvenirs qu’il met à sa disposition sont ceux de ses premiers pas de danse, qu’il relie à cette chanson qu’elle partage sans le savoir avec Diego.

Dans l’un et l’autre cas, le musicien se montre le passeur privilégié du ça au moi.

     Le manipulateur

« Tout s’enchaîne », rappelle-t-il à propos des événements qui conduisent au drame. Cet usage métaphorique emprunte à la technique du tissage où l’on croise continûment les fils de traverse aux fils de chaîne. Le véritable motif de la pièce, que ce soit celle d’un tapis, du théâtre ou de la vie, ne se révélera qu’à la fin. Pourtant, celui qui tisse sait bien ce qu’il fait. Et l’ordre des choses, l’union annoncée de Diego et de Malou, a été préparée dès l’enfance de cette dernière.

Malou raconte à Diego comment, petite fille, elle avait appris à danser devant la palissade de l’entrepôt au rythme de la musique d’un vagabond, et comment elle avais appris cette chanson, Les Feuilles mortes, de ce même instrument. Pour insuffler le tempo de la vie de Malou, le Destin s’est fait musicien de bouche. A partir de là, tout s’enchaînera en effet. Le souffle maîtrisé, Malou parcourra le monde, croisant l’itinéraire de Diego (l’île de Pâques, le bateau), laissant sa marque sur la pierre et sa voix sur les ondes. Diego, pris au piège de ce souffle-là, viendra au rendez-vous, retrouvera Malou sur la terre de son enfance, et l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle. Ainsi le vagabond est-il le maître d’œuvre de cette histoire, de même qu’il en est l’artisan.

Mais comment se peut-il qu’il s’attelle à son métier avec tant de persévérance et d’habileté, tout en sachant qu’il ne pourra pas en maîtriser l’issue ? A quoi lui sert, dès lors, tant de prescience ? Sans doute ne doit-il pas bénéficier de tant de crédit de notre part. Sans doute ne doit-il son pouvoir, en définitive, que de cet étonnant rapport que nous entretenons avec le destin, et qui est fait d’un fragile équilibre trouvé entre fatalité et libre arbitre.

Toujours est-il que notre vagabond musicien se révèle être un infatigable ouvrier, se remettant à une nouvelle œuvre dès l’instant qu’il sent la précédente sur le point d’échouer. Dès le début du récit, à peine sorti du métro qui amène Diego, il se préoccupe déjà d’arranger la rencontre d’Etiennette et du jeune homme d’Aubervilliers, faisant habilement glisser la main de l’un sur celle de l’autre. C’est comme si cet amour naissant devait, à l’issue de la nuit, compenser la fin d’un autre.

La loi de la terre

Il est temps à présent de tirer à notre tour les fils du récit mythologique et de répondre plus précisément à la question de savoir « qui passe ».

Dans Les Portes de la nuit, le mythe d’investissement du territoire est circonscrit dans le quartier du canal de l’Ourcq et projeté dans les destinées croisées de quelques protagonistes, destinées qu’il nous faut démêler. Le tout premier plan du film nous donne à voir ce territoire au travers d’un lent panoramique qui n’a pour but que de nous indiquer à la fois la scène où vont entrer les acteurs du mythe et l’enjeu du récit, qui est le devenir d’un espace sacré, que veille la colline non moins sacrée de Montmartre. Marcel Carné le dit lui-même dans l’entretien accompagnant le film dans l’édition 2007 de chez Pathé : « J’ai pensé que la véritable vedette de cette histoire, ce n’était ni Gabin ni Marlène [originellement prévus pour l’interprétation], c’était un quartier de Paris la nuit ».

     Malou et Etiennette, terres-mères

Malou et Etiennette, avant que de représenter la France saisie comme nation et patrie dans la lecture socio-historique d’un Jacques Prévert, représentent avant tout ce quartier, cette terre d’où lèvent, génération après génération, les hommes qui la cultivent. C’est ici qu’elles sont nées elles aussi et qu’elles ont grandi, c’est ici qu’elles cherchent à faire naître et mourir leurs amours. Toutes deux incarnent cette terre-là, et puisqu’elles en sont l’émanation humaine, leurs amours personnelles doivent les rejoindre dans ce dépassement. Les unions qu’elles tissent deviennent alors celles qui lient le sol à la communauté qui l’habite. Leur destin est identique à celui de la terre qu’elles portent en elles. Leurs blessures, leurs échecs et leurs exils sont aussi ceux de la terre. Dans le mythe, dans le conte et dans la légende, chaque reine, chaque fée et chaque paysanne porte en son sein le sein de cette terre sur laquelle s’étend son regard. Souveraine, dame de l’autre monde, elle n’a de cesse que de contracter une union dont l’enjeu est de rendre fertile le sol dont elle a la charge, afin que prospère la communauté du lieu et que lèvent à nouveau les moissons de blé et d’hommes. La structure immémoriale de cette histoire sacrée du territoire est simple : la dame de la terre, retenue en son gîte, doit attirer à elle un aventurier venu d’une autre contrée afin que soient fécondés ses sillons. Celle-ci déploie alors ses charmes et tend ses pièges, celui-ci s’étonne et enfin se voue.

Les Dames de l’autre monde

     La beauté

On reconnaît aux Dames de l’autre monde un incroyable pouvoir de séduction, qu’elles soient la Vénus ou la Sémiramis du mythe, les fées ou les ondines des contes, les femmes fatales de la littérature et du cinéma. Malou est appelée par Diego, avant et alors qu’il la rencontre, « la plus belle femme du monde ». C’est l’expression même que reprend Marcel Carné dans son entretien lorsqu’il évoque le projet du film. Celle qui devait incarner Malou était tout d’abord Marlène Dietrich, qui était justement considérée à l’époque, précise-t-il, comme « la plus belle femme du monde ». Il voulait la présenter comme « une apparition de fantôme dans la nuit », ce que sont en fait ces Dames dont la beauté ne peut être comprise que comme provenant de leur relation, appartenance ou commerce, avec le monde surnaturel.

      La sidération

Leur pouvoir est si absolu que celui sur lequel il s’exerce, ce héros parti en quête d’aventures et d’amour, en devient soudainement captif, comme tétanisé. Devant la grille du métro, vient chaque soir le jeune homme d’Aubervilliers pour contempler la beauté d’Etiennette. Il reste là, médusé, contemplatif, statufié. Il faudra l’intercession quelque peu brutale du vagabond pour le tirer de sa rêverie et le contraindre à parler.

Rappelons-nous encore le visage sidéré de Diego lorsqu’il voit Malou pour la première fois, aussi brutalement que s’il s’agissait d’une apparition, de la fenêtre du restaurant ou dans le miroir du chantier. L’allusion faite alors au rêve éveillé traduit bien ce glissement dans une autre dimension, la Dame ne pouvant appartenir à ce monde-ci. Mais Diego, s’il n’a pas rencontré auparavant le regard subjuguant de Malou, a déjà repéré ses traces à deux reprises. Et comme un veneur qui croise la piste odorante de l’animal du courre, il est saisi du sentiment qui l’assaille aussitôt. En cette nuit sur l’île de Pâques, la simple vue du nom gravé dans la lumière de la lune le frappe : « Frappé comme une pierre ! », insiste-t-il, comme pour montrer l’instantanéité et la brusquerie de l’emprise dont il est l’objet. Plus tard, il relatera un deuxième épisode relatif à cette emprise. C’est une nuit de Noël, en 1938. Il écoute à la radio une femme qui interprète Les Feuilles mortes et tombe sous le charme de sa voix(1).
« - Diego : Vous savez, moi, quand je l’ai entendue cette chanson ? Une nuit de Noël. Et je m’en rappelle comme si c’était hier. […] C’était en 38, à San Francisco. La ville chinoise. Où étiez-vous la nuit de Noël en 38 ? - Malou : A New York.
- Diego : A New York ?
- Malou : Oui. Je chantais à la radio.
- Diego : C’était vous ?
[…]
- Diego : Moi aussi, cette même nuit, j’étais triste et seul. Et pourtant il y avait de belles filles. Tous les autres dansaient, buvaient et riaient. Je faisais comme les autres. Mais quand j’ai entendu cette chanson, j’ai voulu que tout le monde se taise. Mais ils gueulaient comme des ânes. Alors…
- Malou : Alors ?
- Diego : J’ai reçu un coup de bouteille sur la tête. Extra dry. Et moi aussi j’ai tout oublié.
 »

On remarquera au passage cette nouvelle occurrence qui nous ramène à la mythologie des pierres : Noël, la nuit solsticiale d’hiver, nuit la plus longue, archétype de la très longue nuit des Portes de la nuit, au cours de laquelle les monolithes tournent sur eux-mêmes et libèrent l’entrée de l’autre monde et par delà ses figures les plus émouvantes. C’est par une nuit comme celle-ci que Diego a encore été frappé, mais de manière moins métaphorique cette fois-ci, comme il le fut sur l’île de Pâques au milieu des pierres. Le coup de la bouteille, à n’en pas douter, rejoue le coup de la pierre, ces deux occurrences transposant le « coup de foudre » dans la réalité triviale.

Un seul envoûtement aurait sans doute suffit à Diego pour tomber sous l’emprise de la Dame. Le récit en dispose cependant trois, le nom, la voix, le regard, comme autant de petits cailloux lunaires pour conduire Diego à son rendez-vous de nuit. Cette intermittence nous permet de repérer un effet consécutif, dans ces jeux de l’amour, au cycle menstruel, ce que conforte à leur tour la présence de la lune et du rameau.

      La lune

Les Dames de l’autre monde sont associées à la lune. Cet astre, dans la mythologie comme dans la pensée magique contemporaine, régule l’élément liquide, des marées jusqu’aux écoulements féminins, tels les flux menstruels dont la périodicité est justement identique à celle du cycle lunaire. Elle régit par conséquent aussi bien le désir, l’union sexuelle que la maternité. Dans la statuaire de nos églises, la Vierge, en tant que Stella maris, surmonte un mince croissant de lune.

Il n’est pas étonnant, dès lors, que Malou et Etiennette soient toutes deux associées à l’astre nocturne de la même manière qu’elles ont pour attribut une ensorcelante beauté. N’oublions pas que la première trace de Malou perçue par Diego sur l’île de Pâques est due à l’éclat lunaire : « Et j’ai vu dans la lumière de la lune un nom gravé, et ce nom m’a frappé. » Etiennette, quant à elle, atteste de l’élection de son requérant par l’offre qu’elle lui fait… d’un croissant. La valise ouverte à ses pieds regorge en effet de ces pâtisseries. Petite marchande de croissants lunaires, la vierge Etiennette ressemble ici à une Stella maris. Si la lune gouverne les désirs des amants, le sceau lunaire marque leur union.

     L’eau

La fée du lieu habite toujours aux abords de l’eau, ici le canal de l’Ourcq. Le conte fait de la source, des rives du fleuve ou des grèves marines le lieu de la rencontre du chevalier et de la fée. Malou et Etiennette entretiennent un rapport similaire aux eaux du canal. Toutes deux reviennent évidemment sur le bord de la rivière, et c’est même la destination de leur toute première visite. Une femme y périt noyée qui entretient un lien avec la mère de Malou. Etiennette envisage avec son amoureux des bains sur les rives de l’Ourcq. L’étymologie savante de cet hydronyme est obscure. L’étymologie poétique, s’appuyant sur les consonances et les associations, en ferait aisément quant à elle un dérivé d’Orca, possible parèdre de l’ogre (orcus) des contes.

     Le rameau

Un autre attribut, très antique, accompagne la Dame dans sa fonction de terre-mère. C’est la présence à son côté de branches de différents feuillages, dont le terme générique est le rameau. On pensera en tout premier lieu au Rameau d’or de l’Enéide, associé à Vénus et qui, arraché par celui qui est élu, repousse aussitôt. Ou encore au rameau de l’Arbre de vie qu’Eve sortit de l’Eden selon la Vulgate, et dont la couleur du feuillage témoigne du cycle menstruel de la Mère des lignées humaines. Des figurations de la « Dame au rameau » remontent ainsi au moins au Moyen Empire égyptien ( 2000 à 1700 avant J.-C.). On y trouve la divinité flanquée de deux rameaux, ou bien avec un rameau jaillissant de son sexe, ou encore celui-ci représenté symboliquement par un rameau. L’étude mythologique montre par ailleurs que le rameau associé à la Dame de l’autre monde en quête d’un époux royal conjugue deux idées, celle du flux menstruel qui irrigue la terre, emplit de sève les arbres et gonfle les moissons, et celle de l’élection de cet époux dont on attend qu’il ensemence la terre du royaume en fécondant le sein de sa souveraine.

Dans Les Portes de la nuit, la recherche de ces rameaux génésiques s’arrêtera tout simplement à la rue des Petites Feuilles. C’est en effet dans cette rue bien nommée qu’a vécu Malou et que vit encore Etiennette, représentantes de deux générations de ces Dames aux étranges destinées.

Le héros requérant

Quels sont à présent les caractéristiques propres au héros requérant, celui qui, par un jour d’errance semblable à tous les autres, doit interrompre son courre à l’appel de la Dame ?

     L’aventurier

L’enjeu du mythe qui se révèle au travers de cette lecture mythologique est, rappelons-le, la perpétuation du contrat qui lie le sol avec la communauté et ce, au travers de l’union consacrée de la terre-mère et d’un requérant exogame. Il est impératif en effet que la Dame appartienne au lieu, mais que le candidat surgisse d’ailleurs. Ce motif de l’exogamie et de la potentialité fécondante du candidat est mise en évidence dès l’entrée du récit : le métro transportant Diego, tel un gamète mâle flagellé avançant à vive allure vers des noces nocturnes, pénètre le quartier de Barbès…

De l’élu d’Etiennette, nous savons très peu, juste qu’il vient d’Aubervilliers. Mais cela suffit à faire de lui un candidat possible à cette élection. La première des qualités attendues du requérant est en effet d’être étranger à la terre qui va l’accueillir en son sein. Tous les chevaliers de la littérature moyenâgeuse sont errants ; ils s’aventurent dans des contrées qui leur sont inconnues, et leur quête les laisse sans repos. C’est ce que s’empresse d’indiquer Diego à sa Dame, de la manière qu’on commente un C.V. : « C’est drôle. J’ai toujours été de passage dans la vie. Jamais pu me fixer nulle part. » Diego est par ailleurs présenté par son ami Raymond comme « Tarzan », ou « l’homme des îles ».

     Le guerrier

La deuxième qualité exigible d’un candidat prétendant à la conquête d’une terre et à la régulation de ses biens est la vaillance au combat. Diego se montre à cet égard tout à fait satisfaisant. N’est-il pas un guerrier, un résistant ? Il se montre d’ailleurs courageux, affrontant Sénéchal que tout le monde craint, n’hésitant jamais à faire le coup de poing, que ce soit contre Guy ou contre le vagabond. En outre, il emprunte le statut de justicier propre aux redresseurs de torts des contes médiévaux et du far West. Il fait ainsi justice à Raymond, son ami, qui a été donné par le fils de Sénéchal.

     Le requérant de la fille du Diable

Cette remarque rappelle que tout héros requérant doit encore subir une épreuve afin de pouvoir conquérir l’objet de son désir. Le motif du héros maîtrisant le monstre, sous les habits du dragon, de l’ogre ou du Diable est partout bien représenté. De toute évidence, le récit des Portes de la nuit se fait l’écho actualisé, en cet hiver 1945, du conte type de La fille du Diable. Le requérant, pour épouser la fille du Diable, doit résoudre des épreuves et déjouer les pièges de celui-ci. La structure du récit se prête facilement à cette transposition : Diego, jeune résistant, doit affronter le Diable nazi, la Gestapo et leurs collaborateurs. La figure qui rassemble à elle seule le mieux ce monde infernal n’est autre que celle de Sénéchal au noir regard et à la voix menaçante et caverneuse. Triompher du monstre, c’est le démystifier au travers de son seul rempart, qui est la fausse renommée de son fils Guy et, par conséquent, son point faible. Aidé par le sort, Diego saura le confondre et même l’affronter physiquement. Cela fait, il emporte Malou pour lui proposer un premier baiser et une vie à deux.

Le passage de la souveraineté

Pourquoi le récit met-il en scène deux couples, constitués chacun d’une Dame incarnant la souveraineté du sol et d’un héros requérant, et non pas un seul ? Pourquoi faire périr Malou et faire triompher Etiennette ?

     Deux dames, une souveraine

Pour personnifier la terre, une seule Dame peut suffire, comme une seule Marianne suffit à représenter la France. Pour autant, les modèles évoluent et il arrive qu’on change les statues des salles de conseil des mairies. C’est ce qu’expriment les récits légendaires lorsqu’ils opposent deux personnifications de la souveraineté au travers notamment d’une jeune ingénue et d’une marâtre. Ce sont là deux générations qui s’affrontent pour une même idée : la régénération des potentialités agraires du royaume. Mais pour que l’une survive et tienne ses promesses de fertilité, de richesse et de fécondité, il faut que l’ancienne disparaisse. Pour autant, ce conflit n’apparaît pas visiblement dans le récit du film, puisqu’à aucun moment, les destinées de Malou et d’Etiennette ne se croisent vraiment. Quelques éléments permettent toutefois de comprendre les raisons de ce renouvellement et de saisir les raisons mythologiques de la mort de Malou.

     La faute de Malou

Natives du même sol, habitant de surcroît à la même adresse, laquelle les prédestine à devenir ces Dames au rameau, Malou et Etiennette peuvent prétendre à la conquête de ce statut. La différence de génération, cependant, joue déjà en faveur de la seconde. Mais après tout, la première revêt encore suffisamment les attributs de la Dame, dont le pouvoir de séduction, pour défendre son titre. Sans doute faut-il alors plutôt attribuer cette déqualification à une faute qu’elle a commise.

Les nombreux pouvoirs que la Dame possède, elle les tient de la terre d’où elle est issue. L’une des conséquences est qu’elle doit observer des devoirs et des interdits, dont celui, catégorique, de ne jamais quitter la terre qu’elle incarne, au risque de laisser périr celle-ci. C’est pourquoi Malou doit absolument y retourner afin d’y accomplir cette union dont l’enjeu est crucial. C’est aussi pourquoi Etiennette entreprend, entre les deux portes de cette nuit surnaturelle, le tour complet de son domaine au bras de son élu. Dans les deux cas, la réappropriation de la terre par la Dame est constitutive de l’union qui se noue. Mais Malou a commis une faute irréparable, celle de partir en exil. L’absence prolongée hors du territoire dont elle doit assurer la protection, et qui sans elle devient une « terre gaste », lui retire toute prétention à en exercer la souveraineté. Hors de leurs eaux et de leurs domaines, les fées s’étiolent et périssent. A son retour, qui semble bien précipité, et bien clandestin, et de la même manière que Sénéchal ne reconnaît pas sa propre fille lorsqu’elle fait irruption chez lui sans prévenir, la terre ne se reconnaissait plus en Malou. Entre temps, elle lui a préféré Etiennette qui affirme très tôt qu’elle ne partira pas.

     Deux chansons, deux destins

Les dés sont lancés dès le début du récit. Deux chansons embarquent bien vite nos émotions tandis que leurs paroles confrontent sans atermoiement ces deux destins. A Etiennette la première : « Les Enfants qui s’aiment »(2), à Malou la seconde : « Les Feuilles mortes »(3). A la première « l’éblouissante clarté de leur premier amour », à la seconde « la nuit froide de l’oubli ».

     De Malou à Etiennette

Les portes de la nuit ouvrent les portes du temps, et il ne saurait y avoir de lecture mythologique complète sans l’exploration du calendrier. La longue nuit du récit, au bout de laquelle meurt Malou, renvoie à la plus longue nuit de l’année qui est Noël, du moins dans l’ancien calendrier. Cette nuit de Noël est d’ailleurs référée à la rencontre des amants au travers des ondes de la radio états-unienne ainsi qu’aux pierres de l’île de Pâques. Voici deux moments clés de l’année liturgique, la naissance et la mort du Christ. Voici deux portes de l’année, entre lesquelles il est possible d’inscrire la destinée des deux Dames souveraines.

Etiennette est une féminisation d’Etienne, saint martyr des tout premiers temps, et même considéré comme le premier saint à avoir versé son sang pour la préservation de sa foi. Pour cette raison il est fêté le 26 décembre, soit le lendemain de Noël. Si l’on accepte de placer symboliquement le temps du récit au solstice d’hiver, et ce contre le narrateur qui la fixe en février, il est possible de considérer la « naissance » d’Etiennette comme succédant immédiatement à la mort de Malou. Cela se vérifie ainsi sur le plan de la succession de leur aventure amoureuse.

Le nom de Malou, quant à lui, est le diminutif courant de Marie-Louise. Louise est une sainte du XVIIème siècle, fêtée le 15 mars, soit une semaine avant l’Annonciation. Cette date sépare donc Noël des neuf mois de la grossesse de Marie, nom auquel est attaché celui de Louise.

D’un point de vue calendaire et en observant la logique temporelle du mythe, les deux dates se complètent parfaitement tout en induisant une chronologie. Malou se présente par conséquent comme la mère symbolique d’Etiennette. Parvenue au terme de son exil et de sa grossesse, Malou installe Etiennette dans une continuité mythologique. La relève étant assurée, il ne lui reste plus que l’effacement.

Le génie du lieu

Malou, n’ayant pu, de par son exil, assumer les promesses de la terre, doit laisser la place à une jeune souveraine. Cependant, le cycle de l’union avait été précédemment amorcé, et un requérant, Diego, avait été trouvé qui va suivre la piste invisible jusqu’au lieu et à l’heure du rendez-vous qui lui a été fixé. Cette rencontre va bien avoir lieu sur la terre de la Dame, mais elle ne saurait aller jusqu’à son terme.

Le Destin se serait-il trompé ? Peut-être bien. Sans doute n’est-il que l’équilibre produit par deux forces contraires, l’une étant la fatalité, l’autre le libre arbitre. Au fatum de la pérennité de la souveraineté sur le sol, Malou, pour des raisons qui lui sont propres (la guerre, la violence de son père) a choisi l’exil et contracté une union de circonstance (son mariage avec Georges). Elle a du même coup compromis sa mission et mis en danger le sol. La France sous l’occupation n’a-t-elle pas agi de même, entre un exil extérieur (Londres) ou intérieur (la zone libre) et l’acceptation de l’ignominie ? Aussi ne peut-on lui en vouloir en ces temps troublés. Qu’à cela ne tienne, le Destin, toujours cherchant l’équilibre, a élu une autre souveraine, abandonnant Malou aux conséquences tragiques de ses choix contraires.

Dans ces conditions, le Destin lui-même, ici un vagabond musicien, ne semble pouvoir faire au mieux qu’accompagner l’inéluctable, tenter d’en atténuer les effets en prévenant les protagonistes. Mais cela ne le détourne nullement de son but qui est de préparer l’avenir par un nouveau contrat, de maintenir l’éternelle alliance du sol et de la communauté. En bon génie des lieux qu’il est en définitive, il choisira une autre Dame de la rue des Petites Feuilles, et déposera sur sa main celle d’un jeune homme venu d’ailleurs.

Dans un récit, chaque personnage passe, à sa manière, à sa mesure. Chacun passe, se surpasse ou trépasse, chacun se fait aussi le passeur de l’autre. Mais au-delà de ces multiples itinéraires à première vue désordonnés et contradictoires des hommes, c’est l’âme humaine de la terre qui trouve à se perpétuer, se frayant un passage, comme le fait l’eau dont la nature est de rejoindre la mer. Ce qui passe, entre ces Portes de la nuit, c’est encore et toujours la souveraineté de la terre éternelle. Le temps du récit n’est que le temps d’un soubresaut, d’une crise, d’un obstacle à franchir pour que la paix revienne, et l’ordre du monde.

Le 25 décembre 2007

Pascal Duplessis
www.esmeree.fr


(1) Cette séquence manque à la version projetée. Elle peut être en revanche visionnée sur le DVD Pathé, 2007, 1:02:22 à 1:04:28. Elle se situe entre la séquence de la valse dans le chantier et l’arrivée de Guy chez son père.
(2) Interprétation de Yves Scheer disponible sur http://fr.youtube.com/watch?v=cHHSisnO-dM (c. 25-12-2007).
(3) Interprétation de Yves Montand - Les feuilles mortes (partial) disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=7WwJclybPhM (c. 25-12-2007).

 

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