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La nuit dans les traditions populaires : démons et merveilles

 

Philippe Parrain, avec le concours d'Anne Marchand

Certains considèrent que la nuit est faite pour dormir. C'est pourtant le moment où la ville brille de tous ses feux, l'heure où l'on sort pour s'encanailler : spectacles, boîtes de nuit, lampions, feux festifs, feux d'artifice, feux de voiture aussi, cambriolages et agressions... La nuit est à la fois source de joie, de plaisir, et de peur...

Mais se rappelle-t-on de ce que pouvait représenter la nuit pour nos ancêtres, il n'y a pas si longtemps en fait : lorsqu'il ne suffisait pas d'appuyer sur un bouton pour faire la lumière, ou de monter le thermostat pour avoir chaud ?

On se serrait alors autour du feu, au creux des chaumières isolées au milieu des champs, parfois au coeur de la forêt. Les parquets des grandes maisons grinçaient sinistrement. Et les couloirs des châteaux étaient balayés par les courants d'air... Les bêtes sauvages, ou d'autres êtres invisibles, rôdaient dans la campagne, laissant entendre de lugubres gémissements. Des ombres suspectes se glissaient dans l'obscurité.

Car la nuit n'est pas seulement absence de lumière. Avec elle c'est tout un monde qui s'anime. Un monde inversé, où tous les chats deviennent gris, où l'on ne sait plus à quel saint se vouer, où l'on ne sait plus distinguer le bien du mal, le bénéfique du néfaste.

Les contes, tout autant que le cinéma, ne cessent de faire référence à ces moments qui échappent pourtant en grande partie à l'activité humaine. On dit en Bretagne que la nuit aurait été créée par le Diable en opposition au jour qui, lui, serait l'oeuvre de Dieu.

Il y a aussi ces instants intermédiaires, entre chien et loup, qui nous font passer de l'autre côté, vers la face obscure des choses. Et puis l'attente espérée du retour du jour, de la lumière, annoncée par le chant du coq. Il est certain qu'en certaines saisons la nuit paraît bien longue.

Ces moments incertains sont comme les portes de la nuit, à la frontière du rêve et du réel. C'est d'eux dont nous parlent dans leur film Jacques Prévert et Marcel Carné.

Mais il est d'autres portes qui ouvrent sur le jour ou sur la nuit, et qui contribuent à dramatiser cette opposition entre lumière et ténèbres.

          Les Portes de l'année

L'année pour les Celtes se partage en deux grandes saisons : la saison claire, inaugurée au début mai par la fête de Belteine, et la saison sombre qui commence début novembre, avec le Samain que perpétue encore aujourd'hui Halloween. C'est à cette dernière saison, la sombre, qu'ils donnaient la priorité, tout comme ils comptaient en nombre de nuits et non pas de jours. Samain était pour eux une fête majeure, et c'est le 1er novembre que commençait leur année. On pouvait considérer ce jour comme une porte de l'année qui permettait de passer du vieux temps au temps nouveau.

A Rome c'est Janus, au double visage tourné vers le passé et vers l’avenir, qui était le gardien des portes : on l'invoquait dans toute initiative, au début de toute entreprise, de chaque jour, de chaque mois, de chaque année. C'est lui qui a donné son nom à notre mois de janvier, et qui ainsi inaugure le rallongement de la durée des jours.

Son nom n'est pas sans évoquer celui de Jean – l'Evangéliste -, que l’Eglise fête le 27 décembre, juste après Noël. Autrement dit lui aussi ferme la vieille année et ouvre la nouvelle. Sans oublier que Jean, comme Janus, possède également deux visages, puisque Jean – le Baptiste – est, lui, fêté à l’autre bout de l'année, le 24 juin, lorsque le temps s’inverse à nouveau.

Un petit rappel n'est pas inutile concernant les solstices : ce sont ces deux moments de l'année où le soleil, arrivé au terme de sa course, semble se stabiliser et marquer un arrêt ; les jours cessent de rallonger ou de raccourcir : alors qu'aux équinoxes, la longueur du jour, tout en changeant très rapidement, est égale à celle de la nuit, les solstices représentent respectivement la nuit la plus longue et le jour le plus long.

La nuit, en ces deux moments de l'année, comme en suspens, est rituellement fêtée : on allume les feux de la St-Jean le 23 juin, et c'est une fête joyeuse, comme si l'on voulait conjurer le reflux imminent de la lumière. C'est à Noël, par contre, que pour nous le solstice d'hiver est célébré. Et cette nuit, qui n'en finit pas, a longtemps été angoisseuse, même s'il s'agit en soi d'une fête de la joie et de l'espoir : le réveillon, à minuit, n’est-il pas en certains pays un repas offert aux morts ? Et ne soupçonne-t-on pas le Père Noël d'être un peu ogre, à l'exemple de saint Nicolas qui demandait à manger les petits enfants mis au saloir ?

Quoiqu'il en soit, le solstice d’hiver marque la recréation du monde, l'ouverture d'un cycle. Et les liens sociaux s’en voient du même coup rénovés. Dons et contre-dons, étrennes, échange des voeux et souhaits de toutes sortes, retrouvailles dans et hors de la famille cherchent à opérer cette reconstruction de la société et à assurer, dans un équilibre régénéré, sa cohésion intime.

Mais plutôt que de porte, on pourrait parler de sas : de Noël à l’Epiphanie, il y a 12 jours qui échappent à la durée profane, 12 jours et 12 nuits en attendant que le temps reprenne vraiment son cours normal : les 12 jours dont parle la tradition pour laquelle ils préfigurent les 12 mois à venir.

On les retrouve aussi bien dans l’ancienne Mésopotamie qu’en Chine, ou dans l’Inde védique. Ils pourraient représenter le décalage entre le calendrier solaire, de 365 jours, et l’ancien calendrier lunaire, de 12 mois de 29 jours et demi chacun. Ils correspondraient alors au rattrapage nécessaire, à une période effectivement hors calendrier, entre deux temps, permettant, tous les ans, de retomber sur ses pieds : un passage à vide, une période de béance, un temps d’incertitude soumis à tous les dangers, un moment qui met en communication le monde des vivants et celui des morts.

C'est dans ce laps de temps que l'on fêtait les Fous ; l'ordonnance des cérémonies dans les églises était bouleversée : les diacres, les enfants, voire un âne obtenaient la préséance, et le haut clergé dut, jusqu'à la fin du Moyen-Age, tolérer des rites fantasques, voire licencieux au sein même des lieux saints.

On élisait alors dans les églises cathédrales un évêque ou un archevêque des fous, et son élection était confirmée par toutes sortes de bouffonneries qui servaient de sacre. Cet évêque officiait pontificalement, et donnait la bénédiction au peuple, devant lequel il portait la mitre, la crosse, et même la croix archiépiscopale. Tout le clergé assistait à la messe, les uns en habit de femme, les autres vêtus en bouffons, ou masqués d'une façon grotesque et ridicule. Non contents de chanter dans le choeur des chansons licencieuses, ils mangeaient et jouaient aux dés sur l'autel, à côté du célébrant. Quand la messe était dite, ils couraient, sautaient, et dansaient dans l'église, chantant et proférant des paroles obscènes, et faisant mille postures indécentes jusqu'à se mettre presque nus ; ensuite ils se faisaient traîner par les rues dans des tombereaux pleins d'ordures, pour en jeter à la populace qui s'assemblait autour d'eux. Les plus libertins d'entre les séculiers se mêlaient parmi le clergé pour jouer aussi quelque personnage de fou en habit ecclésiastique.

Voltaire, Dictionnaire philosophique

          Ce qu'apporte la nuit

Les nuits, et en particulier les longues nuits de la période sombre, du solstice, sont le temps de tous les possibles. C'est la nuit que l'on fait les rencontres les plus extraordinaires, les plus étranges. Et c'est vrai qu'il s'y passe bien des choses.

Le retour des morts

C'est alors que les portes de l'autre monde s'ouvrent, laissant passer les âmes des défunts qui reviennent hanter les lieux qui leur étaient familiers, et visiter leurs proches. J'ai déjà évoqué le repas des morts le soir de Noël : il était coutumier en de nombreuses régions de leur y réserver à table un couvert et une part. Ils venaient en silence se restaurer, lorsque tout le monde dormait.

Ils courent alors les campagnes, errant sans but, gémissant ou aspirant en silence à leur délivrance.

Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda : "Qui va là ?". Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.

Un vieil homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le mur.

On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement :
- Voyez-vous, Monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans, cette nuit. L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.

Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse.

Je racontai des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde. Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée : "Le voilà ! le voilà ! Je l'entends !". Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins en se cachant le visage ; et les fils reprirent leurs haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide cria : "Il le sent ! il le sent ! il était là quand je l'ai tué". Et les deux femmes égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.

Guy de Maupassant, La Peur

On connaît aussi le cas de ces dames blanches que l'on retrouve encore de nos jours au bord des routes : elles se font prendre en auto-stop, alertent à l'approche d'un passage dangereux avant de disparaître mystérieusement de la voiture : l'enquête révèle immanquablement qu'à cet endroit précis cette femme fut victime d'un accident mortel.

Les morts peuvent aussi se montrer plus vindicatifs ou plus inquiétants, si les circonstances de leur décès ne sont pas parfaitement claires : ils peuvent avoir formé un voeu, qu'ils n'ont pas accompli, et ils doivent faire en sorte que leur engagement soit respecté, en faisant appel s'il le faut à la collaboration des vivants ; ou bien pour une faute commise et non expiée, ils doivent attendre, des siècles parfois, que quelqu'un prononce la phrase libératrice – mais laquelle ? - ou fasse le geste qui leur apportera le repos ; ou encore ceux qui n'ont pas accompli le pèlerinage que chacun doit faire de son vivant sont condamnés à l'effectuer en avançant chaque année de la longueur de leur cercueil ; et bien sûr tous ceux qui, morts de mort violente, réclament justice et ne cessent de tourmenter leurs assassins et cela à travers les générations.

On peut sans aucun doute classer parmi ces âmes en peine les lavandières de nuit, que l'on peut apercevoir dans l'ombre, au bord de la rivière, lavant indéfiniment des draps ou bien des linceuls. Malheur à vous si vous acceptez de tordre avec elles leur linge, car elles tourneraient dans le sens inverse et, douées d'une force prodigieuse, elles vous briseraient les bras.

La nuit appartient alors aux fantômes, revenants et morts-vivants que le cinéma s'ingénie à faire revivre, sans parler de la chasse sauvage qui hurle dans les ciels tourmentés.

Le cocher arrêta l'attelage. Le conducteur, emmitouflé jusqu'aux yeux d'un cache-nez, de collets et sans doute profondément endormi par le roulement, ne répondit pas à mon appel et ne fit pas le moindre effort pour descendre ; le voyageur à l'extérieur ne se retourna même pas. J'ouvris la porte et je regardai à l'intérieur. Il n'y avait que trois passagers, aussi j'entrai, je refermai la porte, me glissai dans un coin libre en me félicitant de ma bonne Fortune.

J'eus l'impression qu'il faisait encore plus froid à l'intérieur du coche que dehors ; il s'en dégageait de plus une singulière humidité et une désagréable odeur. J'examinai mes compa­gnons de route. Trois hommes, qui tous étaient silencieux. Ils ne dormaient pas ; mais chacun, recroquevillé dans son coin, semblait absorbé en de profondes réflexions. J'essayai d'entamer la conversation.

- Quel froid cette nuit, dis-je en m'adressant à mon voisin. Celui-ci leva la tête, me regarda, mais ne me répondit pas.

- L'hiver s'annonce précoce, ajoutai-je.

Bien que le coin dans lequel il se tînt fût trop sombre pour que je pusse distinguer les traits du voyageur, je vis ses yeux toujours fixés sur moi. Cependant pas un mot ne sortit de ses lèvres. En tout autre moment, j'eusse éprouvé et peut-être exprimé quelque mécontentement, mais je me sentais alors trop mal à l'aise pour le faire. Le froid extrême de la nuit me glaçait jusqu'à la moelle, et l'étrange odeur du coche me donna une intolérable nausée. Je frissonnai de la tête aux pieds et, me tournant vers mon voisin de gauche, je lui demandai la permission d'ouvrir une fenêtre.

Il resta immobile et ne me répondit pas.

Je répétai ma question d'une voix plus forte mais sans obtenir de résultat. Alors, perdant patience, je baissai la vitre. En le faisant, la poignée de cuir me resta dans la main, et je remarquai alors que la vitre était recouverte d'une couche épaisse de moisissure accumulée apparemment depuis plusieurs années. Mon attention étant ainsi portée sur l'état du coche, j'examinai de plus près la voilure et je m'aperçus à la lueur incertaine des lampes extérieures qu'elle était dans un état d'étrange délabrement. Non seulement elle n'était pas réparée, mais tombait en morceaux. Les poignées des vitres s'effritaient en poussière. Le cuir des sièges était moisi et littéralement détaché des parois de bois. Le parquet enfonçait presque sous mes pieds. Bref, ce véhicule était entièrement pourri d'humidité et avait été sans aucun doute retiré de quelque hangar où il moisissait depuis des années afin d'accomplir encore un ou deux voyages.

Je me tournai vers le troisième voyageur auquel je n'avais pas adressé la parole et je hasardai une nouvelle remarque :
Cette voiture, dis-je, est en déplorable état. La diligence de service est sans doute en réparation ?

Il remua lentement la tête et me dévisagea sans prononcer un mot. De ma vie, je n'oublierai ce regard. Je me sentis glacé jusqu'au coeur. Et je frissonne encore en l'évoquant aujourd'hui. Ses yeux brillaient d'un éclat étrange et anormal. Son visage était livide comme celui d'un cadavre. Ses lèvres décolorées, pincées, comme pendant l'agonie, laissaient entrevoir des dents brillantes.

Les mots que j'allais prononcer s'arrêtèrent sur mes lèvres et une peur atroce - une peur mortelle - m'envahit. Mon regard s'étant accoutumé à l'obscurité du coche, je pouvais maintenant apercevoir distinctement tout ce qui m'entourait. Je me tournai vers mon voisin. Lui aussi me regardait. Mais la même pâleur était répandue sur son visage, le même éclat de pierre se dessinait dans ses yeux. Je passai ma main sur mon front. Je me tournai vers le voyageur à côté de moi et je vis - oh ! Ciel, comment décrire ce que je vis ? - je vis qu'il n'était pas vivant, qu'aucun n'était vivant comme moi ! Une lueur pâle et phosphorescente, celle de la putréfaction, jouait sur leurs affreux visages, sur leurs cheveux couverts des moisissures de la tombe, sur leurs habits en lambeaux maculés de terre, sur leurs mains, semblables à celles de cadavres enterrés depuis longtemps.

extrait de L’heure des Fantômes, anthologie de Jean-Pierre Croquet

Mieux vaut, lorsque la chasse se déchaîne, rester prudemment tapi chez soi et la laisser passer. Et surtout ne pas se risquer à demander sa part du gibier, car l'on trouverait au matin, sur le pas de sa porte, un bout de cadavre sanguinolent.

Le peuple de la nuit

Plus familiers, plus près de nous sont tous les petits êtres qui sortent, de préférence la nuit, de leurs cachettes, du creux des taillis ou des recoins des greniers, et dont les hobbits ou les orques sont les descendants dans notre culture d'aujourd'hui.

Ce que l'on appelle le petit peuple comprend de multiples espèces, dont certaines sont propres à telle ou telle région. Les noms sous lesquels on les désigne sont encore plus nombreux. C'est ainsi que l'on parle entre autres en Bretagne de korrigans ou de poulpiquets, en Normandie de servants ou de gobelins, de fadets en Poitou, de dracs en Auvergne, de farfadets en Provence, de laminak au Pays Basque ou de sotrés dans les Vosges. Leur petite taille les fait volontiers appeler nains ou petits hommes.

Quoiqu'il en soit, toutes ces variantes de lutins se manifestent en différentes circonstances : le voyageur attardé peut les rencontrer la nuit chantant et dansant secrètement au fond des bois, et il risque fort de se laisser entraîner dans leur ronde qui le laissera exténué au petit matin.

Mais les lutins et les fées peuvent aussi se montrer très serviables : ce sont eux que l'on peut entendre s'affairer la nuit dans la maison enténébrée, ils font la vaisselle ou le ménage, et l'on découvre en se levant que tout est tout bien en ordre. Si on leur confie un soc de charrue le soir, auprès du dolmen qui constitue leur demeure, on retrouve la lame finement aiguisée au matin, et il est bon alors de leur abandonner une pièce pour leur peine. Et ils ont un faible pour les chevaux qu'ils soignent dans l'écurie, en tressant avec soin leur queue et leur crinière. Il ne faut pas oublier non plus tous les petits lutins qui s'affairent pour aider le Père Noël dans sa lourde tâche.

Un soir, mon père voit le mulet, la mule, l’âne, la jument et le petit poulain aller boire seuls à l’abreuvoir, tout seuls : c’était le Fantasti qui les conduisait boire…Le bruit des grelots dans les étables le fait rire tel un enfant d’un an…Mais il n’est pas méchant. Il est capricieux et se plait à faire des niches…S’il est de bonne humeur, par hasard, par caprice, alors il vous étrillera vos bêtes, leur tressera la crinière, leur mettra de la paille blanche…Mieux, là où est le Fantasti, il y a toujours une bête mieux portante que les autres, parce que le farfadet l’a prise en grâce…Mais si par hasard vous dérangez quelque chose dans l’écurie, contre sa volonté, il embrouille la queue des bêtes, il leur entortille les pieds dans leurs licous, enfin il les tarabuste de toutes les façons.

Conte de Provence (Frédéric Mistral, Mémoires de la Vieille Renaude, 1906)

Les intentions des lutins en effet ne sont pourtant pas toujours claires : facétieux dans l'âme, ils aiment jouer des tours. Maintes fois le fermier a retrouvé son cheval épuisé au lever du jour, et la crinière toute emmêlée : le petit malin a ainsi pu s'y accrocher plus à son aise, et il s'est amusé à faire courir la bête toute la nuit. Ou bien ils font des noeuds dans les filets des pêcheurs, ou avec la laine que l'on file. Sans oublier que ces petits diables sont d'un naturel fort susceptible, et qu'ils peuvent devenir franchement méchants.

Il était bien tard quand deux pêcheurs qui allaient au Pollet (quartier de Dieppe), aperçurent au sommet de la côte, un petit garçon assis sur le bord du chemin et lui demandèrent ce qu’il faisait là.

- Je me repose, car je voudrais reprendre ma course jusqu’à Berneville (village à 4 km du Pollet)

- Bien, tu peux venir avec nous, c’est le chemin que nous suivons.

Ils se remirent tous trois en marche. Chemin faisant, le petit garçon faisait mille espiègleries pour amuser les pêcheurs. Mais près d’un étang, le malicieux enfant se saisit d’un des pêcheurs et le lança en l’air comme il aurait fait d’un volant, de manière à ce qu’il dût retomber à l’eau. Mais le pêcheur, à la surprise du méchant lutin, retomba de l’autre côté de l’étang.

- Vous pouvez remercier votre Patron, cria le Nain Rouge avant de se sauver, d’avoir pris de l’eau bénite avant de rentrer, sinon vous seriez au fond de l’étang.

Conte de Normandie : Légende du Nain Rouge (d’après Amélie Bosquet, La Normandie Romanesque et Merveilleuse)

Il existe alors plusieurs moyens de se débarrasser de ces voisins envahissants : on peut par exemple laisser en équilibre un sac de graines ; immanquablement, en passant la porte, le lutin répand son contenu à terre et il se sent obligé de compter tous les grains ; la nuit n'y suffisant pas, il se décourage de venir dans cette maison. Ou bien, méthode plus cruelle, on chauffe au rouge le trépied sur lequel il a coutume de venir s'asseoir à la veillée au coin du feu ; brûlé au vif, il s'enfuit au plus vite. Et la fée électricité n'a pas favorisé leur nature plutôt discrète, ce qui fait qu'ils peuvent aujourd'hui être classés parmi les espèces en voie de disparition.

Les esprits de la nature pourtant, qu'ils soient végétaux ou animaux, ne se sont pas complètement évanouis. Il suffit par exemple de se rendre pour la Saint-Sylvestre à Appenzell, en Suisse alémanique, pour s'apercevoir qu'au moment du solstice, ils refont leur apparition parcourant rues et chemins, et visitant chaque maison, chaque ferme.

En fait, ces créatures nocturnes n'ont pas fini de nous rendre visite : les rapports de gendarmerie font toujours état de rencontres avec des dames blanches, les extra-terrestres se manifestent ici et là, et il semblerait même que les vampires, d'origine transsylvanienne, s'immiscent chez nous au travers de nos écrans.

Les évènements extraordinaires

Il se passe bien d'autres choses étonnantes durant ces longues nuits.

Les fées, les esprits ou encore le Diable, profitant de l'obscurité, s'évertuent par exemple à bâtir des ponts, et à édifier des châteaux, voire des églises. C'est dans l'espace d'une nuit qu'ils accomplissent ces tâches, lesquelles sont souvent interrompues par le chant du coq et qui de ce fait restent à jamais inachevées. Et, s'il le faut, ce chant du coq est prématurément provoqué afin de les empêcher de finir leur oeuvre, car leur aide est souvent soumise à condition : ils bâtissent mais ils doivent en retour disposer de l'âme du donneur d'ordre, lequel s'en tire ainsi à bon compte.

La nuit précédent les noces, elle bâtit une chapelle où a lieu la cérémonie et la forteresse de Lusignan dans laquelle le jeune couple s’installe. Le bonheur est là, le pays est prospère. Chaque nuit, Mélusine fait construire des châteaux, des abbayes et des chapelles, au petit peuple de la terre. Gnomes, lutins, farfadets, korrigans, à son service, de quelques pierres et d’un peu d’eau érigent les tours, clochers, dressent vers le ciel édifices et villes entières avant que le soleil ne reprenne sa course. Vouvant, Mervent, les forteresses de Tiffauge, Talmont et Parthenay, la tour de Saint-Maixent, les tours de garde de La Rochelle et de Niort, l’église de Saint-Paul-en-Gâtine, et bien d’autres... Toutes ont eut le même architecte : Mélusine. Et si un curieux surprend la bâtisseuse au travail, elle s’arrête et laisse le chantier en l’état. C’est pour cette raison qu’il manque une fenêtre à Menigoute ou la dernière pierre de la flèche de l’église de Parthenay.

Conte du Poitou : extrait de la légende de Mélusine

C’est rarement de jour que les grosses pierres, les mégalithes, changent de position. La nuit par contre, et surtout certaines nuits comme celle de Noël, on peut les surprendre en train de se dégourdir un peu les jambes. Ou tout au moins de tourner gentiment sur elles-mêmes, quand elles ne partent pas se désaltérer à la rivière voisine. Mieux vaut alors ne pas se trouver sur leur chemin, car leur retour est brutal : elles écrasent tout sur leur passage. C’est pourtant le moment où l’on peut découvrir les fabuleux trésors qui se cachent à leurs pieds.

On dit encore que les animaux de la ferme se mettent à parler entre eux la nuit de Noël, pendant la messe de minuit. Mais là aussi il n'est pas bon de se montrer trop curieux : celui qui se trouverait à les écouter pourrait entendre des choses fort désagréables qu'il aurait préféré continuer à ignorer.

Les métamorphoses

Pendant les heures sombres, formes et couleurs se dissolvent et se fondent en quelque chose d'indécis, d'indéfini : la nuit est inévitablement porteuse d'incertitude.

Le chien n'est-il pas un loup, le crapaud un prince enchanté et le serpent une belle jeune fille qui attend le baiser salvateur ? Bien des promeneurs attardés, peut-être après avoir bien festoyé et bien bu, ont fait cette rencontre : un magnifique cheval - cheval Mallet ou quel que soit son nom - doux, docile, qui les encourage à monter sur son dos. L'homme, fatigué et à moitié égaré, profite de cette aubaine : il est aussitôt emporté dans une chevauchée infernale, une course folle et éreintante qui se poursuit toute la nuit, avant de se voir projeté dans une mare d'eau où il se retrouve au petit matin, ruisselant, épuisé, perclus.

Le Cheval Mallet est un coursier magnifique, au poil noir lustré, qui parcourt, les nuits sombres, couvert d'un harnachement splendide, les chemins creux du sol poitevin. S'il rencontre un voyageur isolé, il se penche, caressant, devant lui, en hennissant doucement, comme pour lui faire comprendre qu'il lui offre complaisamment le trône de ses reins puissants pour le conduire à la porte de sa demeure. Le voyageur est fatigué, il accepte l'aide qui lui est offerte.

Il monte en selle, s'applaudissant du retour facile, ayant en son esprit charmé la vision de sa famille rassemblée qui l'attend. Il voit le couvert mis, les bons mets fumants dont le parfum provocant embaume. Le vin mousse dans les verres clairs, et le feu joyeusement pétille dans l'âtre flamboyant, alors qu'on s'embrasse, heureux de se revoir. Il monte en selle, il est monté. Aussitôt, comme un ouragan qui se déchaîne, le cheval s'en va, dévorant l'espace. Ses pieds légers ne touchent plus la terre, ses naseaux vomissent la fumée, ses yeux éclairent l'horizon. Il s'en va, sans souci des chemins frayés, traversant les halliers, franchissant les fondrières. Sa vitesse est telle, que le vent de son passage incline jusqu'à terre les arbres géants que la tempête ne dérange pas de leur solennelle immobilité. A son arrivée, les forêts se sont couchées. Devant ses yeux éblouis, le cavalier voit les villes et les bourgs défiler aussi promptement que dans un rêve. En quelques instants il a parcouru l'univers. Son voyage dure la nuit entière, toujours aussi rapide, car sa monture infatigable renouvelle ses forces en son parcours, s'abreuvant de vent, se repaissant d'étendue.

Déjà le matin point au loin. Les hommes reposés s'habillent en silence. Ils partent à la recherche du voyageur qui n’est pas rentré de son voyage. Au détour du chemin, ils s'arrêtent... sans voix, angoissés. Devant eux gît un cadavre. C'est celui du voyageur nocturne. Le Cheval Mallet, avant de disparaître dans la nuit, l'a jeté là, les reins brisés, le col tordu.

Ne voyagez pas la nuit sur un cheval inconnu, ou bien ayez toujours dans votre poche la rançon du voyage.  

Le Cheval Mallet (Claude Seignolle, Contes et récits des Pays de France)

On connaît aussi le cas de ces passants qui rencontrent sur leur chemin nocturne une brebis égarée qu'ils chargent sur leurs épaules, qui pèse de plus en plus lourd jusqu'à ce qu'ils parviennent à leur maison, et qui demande alors d'être ramenée là d'où elle vient. A moins que ce ne soit une présence qui se pose soudain sur leurs épaules, se faisant de plus en plus écrasante jusqu'à les faire chuter. Le bon réflexe alors pour s'en débarrasser est de faire une prière, ou d'invoquer la Vierge.

Mais nos voisins même, voire les gens de notre propre famille peuvent aussi se métamorphoser. De combien de braves paysans n'a-t-on pas ainsi vu se développer le système pileux, les membres se garnir de griffes acérées et le museau s'allonger en révélant de redoutables crocs ? On les surprend hurlant à la pleine lune, et ils errent longuement dans la campagne, parcourant dit-on sept paroisses dans la nuit et commettant d'atroces carnages, avant de regagner benoîtement leurs lits où on les retrouve, épuisés, au petit matin. Seul remède, paraît-il pour les délivrer de leur condition de loup-garou : faire couler leur sang.

Qui n'a pas aussi dans son voisinage quelque vieille – ou jeune et belle - sorcière qui profite de la nuit pour s'envoler sur son balai vers le sabbat ?

Le vieux Bolasec abat la cloison en torchis qui sépare l’ancien fournil de la bergerie. Quelque chose, enveloppé dans un chiffon rouge, tombe d'une cachette jusqu'ici bien gardée.

Bolasec le déballe et trouve un vieux livre couvert de moisissures. Son titre : Les clavicules de Salomon, ou les secrets pour servir aux sorciers.

Bolasec pense que c’est un livre ayant appartenu à un aïeul, réputé sorcier et devant brûler en enfer. Il aurait dû le brûler sans l’ouvrir, mais la curiosité l’emporte.

Une tresse d’herbe décolorée dépasse d’entre deux pages. Il ouvre là le livre, met l’herbe entre ses dents et la mâche comme il le fait souvent avec une herbe du chemin.

Il tente de lire le livre, écrit à la diable dans une langue à laquelle il ne comprend rien, avec des tournures utiles rien qu’à ceux qui ont reçu l’instruction des écoles.

Soudain il lit un passage en français intitulé : Pour devenir loup toi-même. Il en avale sa salive.

Réunir : 3 poils de louve grise trouvés en septembre par pleine lune, 1 poil de loup noir ayant mordu un homme, 3 premières herbes poussées sur la tombe d’un bossu mordu par un loup et l’ayant tué.

En faire une tige unique et la glisser en cachette dans le tablier d’une bergère innocente jusqu’à ce qu’elle rencontre son amant en gardant 49 brebis…

Bolasec crache sa tresse d’herbe qui a mauvais gout. Il cesse de lire … Il a mal au dos, ses jambes ne le portent plus, il tombe les mains en avant. Dans la bergerie, les moutons s’agitent. Les chiens aboient. Bolasec veut les faire taire, mais il hurle. Il ne peut se relever, alors il marche à quatre pattes.

Au vacarme des moutons affolés et des chiens, le fermier arrive avec son fusil, et tire … sur le loup qui meurt à côté du livre.

d’après Claude Seignolle, Contes, récits et légendes des pays de France

Les démons de la nuit

L'apparition de ces créatures de la nuit induit le plus souvent la peur, voire une froide terreur, même si elles se contentent de nous observer. Mais elles passent volontiers à l'acte et deviennent alors franchement agressives, profitant de l'ombre pour nous attaquer ou nous hanter. Il faut dire que l'obscurité ambiante leur permet d'exercer leur emprise sans limites, alors qu'en plein jour il est possible d'engager le combat contre les dragons et mauvais esprits.

Toutes ces manifestation cristallisent en fait, en les faisant remonter à la surface, les zones sombres et troubles de notre subconscient : ce qui est enfoui au plus profond de chacun d'entre nous, inavoué et le plus souvent inavouable, y compris à nous-mêmes.

Elles peuvent aussi exprimer nos désirs les plus secrets ou même apporter le réconfort. Raymondin erre dans la forêt, désespéré, après avoir été la cause involontaire de la mort de son oncle lors d'une chasse au sanglier. Et là, au coeur de la forêt, près d'une fontaine, il fait la rencontre providentielle de Mélusine qui, avec ses compagnes, coiffe ses longs cheveux au clair de lune. Elle l'appelle par son nom, lui propose son amour et lui promet richesse et prospérité.

C'est ainsi que, comme dans Les Portes de la nuit, on peut faire la rencontre de la plus belle femme du monde.

L'aurore

Mais quels que soient nos rêves ou nos cauchemars, nos craintes ou nos espoirs, immanquablement le soleil réapparaît et se lève sur un nouveau jour. On sort de la nuit, les peurs s'évanouissent, on revient à la réalité. Diego, à la fin des Portes de la nuit, remonte les marches du métro pour rejoindre la dure actualité du Paris de l'après-guerre. Il ne lui restera de cette nuit hantée par les anges et les démons que le souvenir d'un rêve merveilleux et douloureux. Et l'indélébile empreinte que la légende impose à la vie.

Les sabots de la vieille boiteuse claquaient sur le sol gelé en cette nuit de décembre. Chacun l’écoutait passer, sachant que si elle s’arrêtait devant une maison, c’était qu’elle avait entendu le bois de la porte craquer, annonçant un évènement important : une mort ou une naissance chez ses habitants. La vieille ne se trompait jamais. La porte lui parlait… Elle tendit l’oreille devant le seuil d’Alphonsine que chaque hiver flétrissait un peu plus à quatre-vingts ans passés. Mais rien. Pas un son non plus devant chez sa voisine qui attendait son troisième et dont le ventre s’arrondissait près du terme de sa grossesse : ce ne serait pas pour cette nuit. La boiteuse continua son chemin, l’oreille aux aguets. Elle arriva chez elle. Mais comme elle approchait, elle entendit distinctement la porte craquer et s’arrêta net : cette fois, c’était celle de sa propre maison. Angoissée, elle fit demi-tour, puis revint. Pas de doute : à nouveau le craquement qu’elle connaissait si bien.

Bien sûr, elle n’était plus jeune, elle ne savait même plus au juste son age, mais quand même…elle n’était pas malade, se débrouillait encore seule pour allumer son feu, préparer ses repas, enfin, elle croyait avoir le temps…

Mais jamais le bois d’une porte, la nuit, ne l’avait trompée. C’était son tour. Alors elle changea ses draps, rangea tout, mit ses affaires en ordre pour ceux qui la trouveraient… demain ou un autre jour car elle vivait seule depuis si longtemps. Allait-elle se coucher ? Elle choisit d’attendre dans son fauteuil, laissant une lumière, se demandant comment la mort arriverait.

Bien tard dans la nuit, elle entendit frapper contre sa porte. Elle s’étonna. La mort s’annonçait donc ainsi ? Elle se leva et ouvrit. Elle vit une forme enveloppée dans une sorte de cape sombre.
- Je vous en supplie, aidez-moi. Je ne sais plus où aller. A la ferme où j’étais, on m’a mise à la porte. Je viens de perdre les eaux. S’il vous plait…

La vieille était stupéfaite. Quel âge avait cette gamine ? Seize ans, peut-être dix-sept ?
- Entre. Ne t’inquiète pas.
- Mais je n’ai rien ni personne. Le père…
- Je ne te pose pas de question. Ne crains rien. Tout va bien se passer.

Et la vieille boiteuse retrouva soudain sa vigueur, raviva le feu, fit chauffer de l’eau, installa la jeune femme sur son lit. Elle refit les gestes d’autrefois, du temps d’avant, ceux que toutes les vieilles savaient faire pour aider à la vie. Puis elle plaça l’enfant contre le sein de sa jeune mère en lui soufflant doucement : Tout va bien, petite. Tu peux rester autant que tu voudras…

Elle était si heureuse que la porte, la nuit, lui ait encore appris.

Conte traditionnel de Beauce (raconté et résumé par Anne Marchand)

Philippe Parrain et Anne Marchand

 

 

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